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LE LOGEMENT, UNE FACETTE DE L’HABITAT

SOCIOLOGIE URBAINE – L’urgence de créer de nouveaux logements dans les villes romandes ne doit pas être un prétexte pour construire sans discernement, préviennent deux spécialistes, auteurs d’un livre sur le sujet. La production de l’habitat passe par l’intégration d’enjeux territoriaux et sociaux.

Au moment où la crise du logement bat son plein dans la plupart des villes de Suisse romande1, il n’est pas inutile de se pencher sur les enjeux qui accompagnent la construction de nouveaux logements. L’urgence indéniable qu’il y a à construire de nouveaux logements ne doit pas être un prétexte pour construire n’importe quoi, n’importe où. Le territoire exigu de nos villes et cantons a déjà bien trop souffert de politiques hâtives et peu concertées en matière de production de logement. Dans ce contexte, il faut questionner, en amont de la production de logements, les liens étroits entre notre habitat et le développement de la société. C’est ce que nous proposons dans cet article basé sur notre récent ouvrage collectif Habitat en devenir.2
La production de logement est un acte ayant une portée politique et sociale large, car un logement n’est pas simplement «un toit sur une tête». La forme du logement et sa localisation influencent notre manière d’organiser notre vie quotidienne, de régler nos rapports de voisinage et, plus amplement, de nous situer dans le territoire. Ainsi, le logement renvoie à la fois à des questions d’aisance pour celui qui l’habite (quelle typologie du logement, quelles normes de confort?), de rapport à l’autre et de voisinage (quels espaces collectifs, quels voisins?) et, finalement, d’aménagement du territoire et de politique sociale (où l’on construit et pour qui?).

Prises ensembles, ces différentes dimensions constituent notre habitat, c’est-à-dire l’ensemble des lieux qui comptent dans l’organisation de notre vie quotidienne et soutiennent notre capacité à prendre place dans la société.

La distinction entre logement et habitat est importante, car les différentes facettes de notre habitat sont de moins en moins regroupées dans le seul environnement du «logement». Nos modes de vie se transforment et se diversifient: les familles se recomposent, les travailleurs et travailleuses se font pendulaires, les réseaux d’ami(e)s se dispersent et s’entretiennent tout autant par les rencontres en face à face que par les moyens de communication à distance. Il devient ainsi essentiel de coordonner la production des multiples lieux où se déroulent nos vies quotidiennes.

Produire du logement aujourd’hui c’est s’insérer d’emblée dans des enjeux plus larges, ceux de l’habitat, qui concernent les formes de notre vivre ensemble et la capacité de faire place à chacun dans notre société. La production de l’habitat est un acte politique qui concerne les formes de notre territoire – densité –, la justice sociale – inégalités – et le vivre ensemble – le modèle de société auquel on aspire.

Sur le plan du territoire, l’étalement urbain massif a pour effet de «miter» le paysage et d’impliquer une utilisation massive de la voiture. Répondre à ce problème suppose de repenser les modèles de densification de l’habitat. Il est impératif de faire en sorte que le logement collectif ou semi-collectif apparaisse comme une alternative viable et de qualité à la maison individuelle. Allant dans ce sens, on trouve des projets urbains alliant densification et extension des transports publics, des innovations architecturales en matière de logement collectif et des coopératives d’habitation qui développent des formes participatives et conviviales rendant l’habitat dense plus hospitalier.

Sur le plan de la justice sociale, on trouve encore dans nos villes des fortes disparités entre les qualités des logements et des quartiers. Ces inégalités ne vont pas forcément en s’amenuisant; au contraire, les enquêtes montrent que certains quartiers offrent des conditions de vie de plus en plus dégradées. De même au niveau du logement, les populations les plus pauvres vivent en général dans les immeubles les plus défavorisés en matière de localisation et de qualité de la construction. En réponse à ces inégalités, il est nécessaire, comme le souligne le vice directeur de l’Office fédéral du logement Ernst Hauri, de développer des politiques sociales du logement qui n’interviennent pas seulement au niveau du logement mais au niveau aussi de ses alentours (quartier). En renfort de l’administration et des politiques de subvention du logement, on trouve ici les différentes institutions d’aide sociale qui luttent pour l’insertion des plus démunis et la qualité de vie des quartiers.

Sur le plan du vivre ensemble enfin, les recompositions de l’habitat doivent répondre à la fois au désir d’intimité et aux appels à la convivialité. D’un côté, le logement devient un sanctuaire où l’on ne tolère plus aucune intrusion, de l’autre, on se soucie de la perte des bons rapports de voisinage et de la solitude. Penser le logement revient alors à régler le rapport à l’autre: Quels espaces partage-t-on? Quelles formes de sociabilité développe-t-on au niveau d’un immeuble, d’un ensemble de villas? Quelle mixité recherche-t-on? Cette tâche incombe non seulement aux architectes qui travaillent sur les frontières matérielles entre le privé et le public mais aussi à tous les acteurs qui contribuent à poser les limites entre ce qui est ou non partagé, à l’instar des coopératives participatives et des associations de quartier qui favorisent la rencontre de l’autre et l’appropriation des lieux de vie.

Face à ces défis, les spécialistes invitent à repenser les cadres administratifs et juridiques hérités du XXe siècle, car nous sommes encore prisonniers des anciennes manières d’organiser le territoire, l’habitat et la production d’une société juste. Ces anciennes manières passaient par la standardisation du logement et des politiques sociales ainsi que le développement du territoire en zones bien délimitées. Toutefois, les standards apparaissent trop étroits et l’homogénéisation du logement va à l’encontre du besoin de diversité induit par la différenciation des modes de vie. Les zones de développement sont trop réductrices dans un univers où la mobilité et les réseaux deviennent centraux, impliquant une plus grande adaptabilité temporelle des lieux. Il ne s’agit toutefois pas d’abandonner les standards et les règles de droit, qui visent la constitution d’un monde commun organisé de manière juste, mais plutôt de les diversifier.

Les transformations requises ici se résument à trois notions clé: élargir, assouplir, recomposer. Produire un habitat durable nécessite l’élargissement des échelles, des acteurs et des usages pris en compte pour faire place aux différents modes de vie et aux exigences de protection de l’environnement. Cette participation accrue ne doit pas viser la simple «adhésion» de la population mais permettre d’inventer ensemble de nouvelles solutions. Cet élargissement implique d’assouplir les cadres administratifs et juridiques qui rendent difficile toute innovation. Aux normes trop rigides, il faut substituer des procédures permettant la concertation et l’adoption des standards différentiés. Enfin, il faut recomposer de manière cohérente notre habitat en forgeant de nouveaux compromis entre les différentes échelles, acteurs et usages en jeu. Ces compromis passent par la mise en place de nouvelles formes architecturales, procédures et institutions – comme, par exemple, le développement d’espaces intermédiaires, de baux associatifs, de coopératives, ou encore d’un parlement franco-valdo-genevois.

On l’aura compris, ces défis impliquent un renouvellement des formes de l’action publique en matière de logement. Comme le souligne Michèle Tranda Pittion dans notre ouvrage, l’enjeu actuel est de trouver les modalités d’intervention qui permettront de «penser et faire la ville dans un contexte de transformation permanente». Cette transformation de l’action publique est la condition d’une augmentation du nombre de logements produits et de leur inscription intelligente dans le territoire, faisant en sorte qu’ils répondent aux exigences d’une société véritablement plurielle à même d’offrir à chacun un lieu où vivre dignement, tout en composant un monde commun durable. I

* Dr Luca Pattaroni, chercheur et chargé de cours, Laboratoire de sociologie urbaine – LaSUR, EPFL.

** Pr Vincent Kaufmann, Directeur du LaSUR, EPFL.

1 La moyenne du taux de vacance des logements est autour de 0,5% en Suisse romande, ce qui est largement inférieur aux 2% nécessaires pour le bon fonctionnement du marché du logement.

2 Pattaroni L., Kaufmann V., Rabinovich A., 2009, Habitat en devenir: enjeux territoriaux, politiques et sociaux du logement en Suisse, Lausanne, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.

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