Écologie

DÉPASSER L’ÉCOLOGIE SUPERFICIELLE

ÉTHIQUE ENVIRONNEMENTALE – Technologies propres, écotaxes, énergies vertes… les recettes de l’écologie réformiste s’avèrent incapables d’endiguer la crise environnementale majeure actuelle. En prônant un changement éthique radical, la théorie de l’«écologie profonde» ouvre d’autres pistes de réflexion.

La conférence sur le climat qui s’ouvre à Copenhague le 7 décembre 2009 remet une fois encore la question écologique sur le devant de la scène. C’est l’occasion de revenir sur un penseur de l’écologie récemment disparu, peu connu et peu traduit en français. Le philosophe norvégien Arne Naess (1912-2009) fut pourtant une figure majeure de l’éthique environnementale. Cette méconnaissance francophone est due principalement à une résistance farouche de l’élite intellectuelle, qui l’accuse des pires maux de néo-malthusianisme, d’anti-humanisme et de misanthropie. Ses thèses ont été ainsi longtemps ignorées chez nous. Or les temps changent et alors qu’on se lamente de la pauvreté théorique de l’écologie, peut-être qu’une présentation non caricaturale de la doctrine de Naess permettra d’enrichir la pensée écologiste francophone.
A l’heure où l’existence d’une crise environnementale majeure n’est plus sérieusement contestée, un consensus s’installe sur les réponses à y apporter, qui sont de trois types: techniques, politiques et comportementales. La réponse technique retient le plus souvent l’attention. Le problème viendrait de l’utilisation de technologies néfastes. La crise se réduit alors à un problème d’ingénierie: il faut des technologies propres; il faut de nouveaux pots d’échappement, des filtres à particules; il faut de meilleures isolations; il faut des parcs à éoliennes; etc.

Après une résistance initiale, le capitalisme fait à présent sa mue et on produit aujourd’hui «vert». La réponse politique sert de catalyseur à cette réforme techno-industrielle. Les éco-lois, les éco-taxes et les éco-incitations agissent non seulement sur le comportement du producteur, mais encore sur celui du consommateur. Ce dernier se retrouve désormais mobilisé dans un grand combat pour «sauver la planète». On le culpabilise en lui rappelant sans cesse qu’il dilapide les «ressources naturelles» et que son mode de vie est fait d’un gaspillage éhonté d’énergie. Alors il compte ses Watts, il trie ses déchets, il achète des machines à laver plus efficientes. Cette modification marginale de son comportement le rassure en lui donnant la bonne conscience «d’agir» pour l’environnement.

Cet ensemble de mesures de lutte contre la pollution et l’épuisement des ressources est ce que Arne Naess appelle «l’écologie superficielle», dont l’objectif central est la santé et l’affluence des populations des pays développés. Cette approche se distingue, selon lui, avant tout par sa remarquable inefficacité. Les faits sont têtus: en trente ans de prise de conscience écologique, de recyclage acharné et d’énergie verte, les espèces ont continué à disparaître à un rythme accéléré, la consommation énergétique continue d’augmenter et la taille de la population humaine a presque doublé. Cette politique des petits pas conduit à une impasse.

Naess propose une seconde approche, qu’il baptise «écologie profonde» car selon lui, les racines du mal sont bien mieux enfouies. Il s’agit de remettre à plat le rapport qu’entretient l’homme à la nature, de le repenser. Notre modernité se distingue en effet par l’opposition entre la nature et la culture. L’homme moderne voit en la nature quelque chose à dominer. Lui-même se voit à part, il se construit son propre monde, un monde artificiel et autonome. A l’occasion hostile, la nature est pour lui surtout un décor dans lequel il déploie sa puissance en tant que sujet spirituel, libre de choisir ses propres fins, lui l’être culturel, l’être d’anti-nature.

La nature joue ainsi un rôle périphérique de pourvoyeuse de ressources, mais c’est toujours l’homme qui a le rôle central. L’expression «sauver la planète» n’échappe guère à cet anthropocentrisme. On rappelle rarement, en effet, qu’il s’agit d’une contre-vérité. Ce n’est pas la planète qui est en danger, mais l’humanité, et si la biodiversité l’est également, la vie en elle-même en a vu d’autres et a déjà surmonté plusieurs extinctions massives. Ce qu’on appelle crise environnementale est donc avant tout une crise humaine, une crise de civilisation, une crise des valeurs.

Naess constate que l’affirmation d’un homme autonome, pure créature culturelle, n’est plus tenable. Il refuse l’alternative de «l’homme dans son environnement» de l’écologie superficielle pour lui préférer «un homme relié à la nature». Il nous rappelle que nous sommes nous-mêmes des produits de l’évolution et que la naturalité s’exprime sans cesse en nous. Selon lui, si nous nous autorisons à détruire la nature, c’est que nous nous considérons séparés d’elle. Cette séparation, Naess la voit d’ailleurs comme une source de souffrance, avec un homme moderne qui se sentirait mal à l’aise dans son monde artificiel. Mais comment retrouver le lien? Son idée est que notre épanouissement personnel passe nécessairement par celui des autres. «Autres» s’entend ici de manière large et comprend autant le règne animal que végétal. La promotion du vivant dans son ensemble et la multiplication des rencontres avec d’autres formes de vie deviennent autant de moyens de nous enrichir.

La prise de conscience que nous ne sommes pas des atomes libres, mais que le vivant forme un réseau étroit de dépendances, est la première étape pour bâtir une éthique environnementale. Celle-ci se caractérise par le fait d’accorder une dignité non plus à l’homme uniquement, comme dans les éthiques anthropocentriques, mais à l’ensemble du monde naturel, c’est-à-dire aux animaux, aux végétaux et aux écosystèmes.

Cette extension de la sphère morale au vivant non humain fait depuis peu quelques tentatives dans la législation suisse. Il y a eu, en 2008, la prise de position d’une commission fédérale d’éthique au sujet de la dignité de la plante; il y aura la votation du 7 mars 2010 concernant la mise en place d’un avocat des animaux. L’injonction fondamentale est assez simple: il faut cesser de considérer la nature uniquement comme une ressource et lui reconnaître un droit à s’épanouir. L’écologie profonde demande ainsi que l’on respecte la nature pour ce qu’elle est en elle-même, et non pour ce en quoi elle nous est utile.

Postuler une éthique environnementale qui prenne en compte des intérêts non humains suffit à un détracteur comme Luc Ferry pour taxer l’écologie profonde d’anti-humanisme. Est-ce le cas? Oui, mais seulement si on comprend l’humanisme de manière étroite, comme un intérêt exclusif pour l’homme. Par contre, si l’on admet que l’écologie profonde est une doctrine qui cherche l’épanouissement humain et qui garde d’une certaine manière l’homme en son centre, alors on peut parler d’un humanisme. A l’accusation d’anti-humanisme s’ajoute celle, plus forte, de misanthropie. Les opposants à l’écologie profonde l’accusent de ne voir en l’homme que celui qui amène la désolation, un «cancer de la terre». Or Naess se défend de vouloir une planète sans êtres humains. Il est vrai qu’il demande une limitation volontaire de la taille de la population humaine, pour permettre une coexistence entre l’humanité et la nature. Ses accusateurs répètent aussi que l’écologie profonde est extrémiste. Or, si Naess se veut radical, c’est surtout dans le champ de la pensée. On ne peut guère reprocher à ce spinoziste, grand admirateur de Gandhi, d’être un écoterroriste.

S’il ne conçoit pas l’écologie profonde comme séparée d’une pratique militante, il faut reconnaître que son approche ontologique, puis éthique, le rapproche plus d’une forme de sagesse que d’une perspective politique. Puisqu’il part des fondements de notre rapport à la nature, sa démarche est d’abord une révolution intérieure avant d’être extérieure. Naess avance une notion du Bien en donnant une piste pour un épanouissement de soi en harmonie avec la nature.

Malheureusement pour lui, avancer une notion du Bien pour tous, une sagesse, est une tactique imprudente, puisqu’elle contrevient au principe de laïcité. Les philosophies politiques contemporaines, que ce soient celles de Rawls ou de Habermas, s’accordent à dire que l’Etat doit être neutre quant à la définition de ce qu’est une vie humaine réussie. Autrement dit, la quête du Bien est une affaire strictement privée. Dans cette optique, l’économie est un moyen permettant à des individus d’atteindre une pluralité de fins choisies librement.

Mais selon Naess, la neutralité laïque est illusoire car l’économie, loin d’être seulement un moyen, est aussi une fin en soi. Preuve en est qu’une remise en cause du dogme de la croissance est en pratique impossible. S’opposer à la croissance serait aller contre le «progrès», vouloir retourner à l’âge de pierre, reproche que Voltaire adressait déjà à Rousseau. Le libre choix du Bien est ainsi possible aussi longtemps qu’il ne remet pas en cause la structure qui le permet. Bien entendu, Naess ne demande pas que nous portions désormais des peaux de bêtes. Il prône une vie quantitativement plus modeste mais qualitativement plus riche.

L’écologie profonde propose une réflexion bienvenue quant à l’enjeu environnemental, qui tranche avec le cortège parfois quelque peu béat des solutions actuelles. Son emphase sur une forme de sagesse laisse néanmoins plusieurs points dans l’ombre. Les causes historiques de l’anthropocentrisme ne sont pas élucidées et on a beaucoup reproché à Naess de ne traiter ni de la question des responsabilités, ni de celle des inégalités écologiques. I

* Maîtrise de philosophie, université de Genève.

Opinions Société Écologie Contrechamp Alexandre Federau

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