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UNE «UTOPIE DÉSIRANTE»

LUTTES (II) – Dans le second volet de son analyse*, Andreas Saurer propose quelques pistes de réflexion pour un projet de société anticapitaliste. Le développement d’un tel projet passe nécessairement, selon l’auteur, par l’étape du réformisme radical.

Un projet de société anticapitaliste1 nécessite, comme son nom l’indique, une rupture avec l’économie capitaliste. Un tel projet soulève cependant un énorme problème théorique, à savoir la «planification» démocratique de la complexité de l’économie mondialisée, tout en évitant de tomber dans la bureaucratisation. Il faudrait probablement une sorte de programme de transition comme Trotski l’avait élaboré dans les années 1930 pour la IVe Internationale, mais actualisé pour le XXIe siècle. Un programme dont les revendications, tout en étant incompatibles avec l’économie capitaliste, doivent être compréhensibles et crédibles pour les salariés travaillant dans les secteurs centraux de l’économie tels que les banques, l’automobile, l’énergie, les machines, l’informatique etc.
Compte tenu de la difficulté à élaborer un tel projet de société anticapitaliste, se pose la question de savoir si l’étape préliminaire ne réside pas dans le développement d’un projet réformiste radical sous forme d’une régulation forte de l’économie capitaliste, moyennant la nationalisation du système bancaire et de la bourse. Ce n’est probablement que dans la dynamique d’un tel réformisme radical, qui implique cependant un changement de fond du rapport de force politique, que les questions concrètes d’un projet économique réellement anticapitaliste pourraient trouver des réponses crédibles.

Dans un entretien publié le 25 juin 2009 dans Politis, le philosophe Alain Badiou préconise «un travail en amont des luttes sociales. Avant de se mettre à penser les questions de stratégie, il faut réinstaller à grande échelle l’hypothèse, l’Idée, que quelque chose d’autre est possible. Pour Daniel Bensaïd (un des principaux théoriciens du NPA – Nouveau parti anticapitaliste français), le bilan est fait. Je n’ai pas ce sentiment. On est dans une période plus incertaine, plus inaugurale aussi… sans Idée, la désorientation des masses populaires est inéluctable.» Je partage l’analyse de Badiou. Il me semble urgent que l’intellectuel-militant anticapitaliste «sorte la tête du guidon», pose un moment le vélo et apprenne à suspendre ses théories parfois trop cohérentes, trop logiques, pour ne pas dire trop aveuglantes, pour appréhender certains changements paradigmatiques du capitalisme du XXIe siècle.

Rappelons que Gramsci2 a insisté sur l’erreur qui consiste à vouloir réduire le marxisme à un simple projet économique de redistribution de richesse. Dans ses cahiers de prison, il insiste sur l’initiative humaine et l’hégémonie culturelle qui constituent les éléments centraux de l’activité politique. Face à l’hégémonie culturelle du capitalisme, il estime qu’il faut «une nouvelle Renaissance qui constitue un ingrédient indispensable pour un changement social radical. Négliger cet élément crucial du processus révolutionnaire, enraciné dans la subjectivité créative, serait une trahison de la révolution sociale anti-capitaliste. Chaque nouvelle pièce de Voltaire passait comme une étincelle dans un réseau de lignes qui s’étendaient de nation à nation. C’est une armée invisible de livres qui a préparé le chemin pour les baïonnettes de Napoléon.»

Il nous faut un projet d’utopies mobilisatrices pour que le constat du penseur ultra-libéral Friedrich Hayek, dans les années 1950, devienne de nouveau actualité, un constat selon lequel «la principale leçon qu’un libéral conséquent doit tirer du succès des socialistes est leur courage d’être utopique qui rend chaque jour possible ce qui, récemment encore, semblait irréalisable».

Il est indispensable qu’un projet alternatif du XXIe siècle se centre non seulement sur le collectif mais aussi sur l’individu et sur leur interaction respective. Cette conception du sujet inséré dans le collectif diffère radicalement du sujet atomisé de la société capitaliste.

Selon Philippe Corcuff, Marx estime dans Les manuscrits de 1844 que le règne de l’argent a imposé la mesure exclusive de la marchandise à la singularité des sens et des capacités créatrices de l’individu, et il préconise «l’émancipation de tous les actes et de tous les sens tels que sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer». Marx accorde donc une place centrale au sujet, un sujet dont la conception est basée sur l’émancipation des sens et de l’émotion.

Le poids à accorder à l’individu est actuellement d’autant plus important que, pour la jeunesse contestataire et militante de nos jours, la notion de sujet occupe une place bien plus importante que dans les années 1970. Les raisons sont multiples. La pression idéologique du capitalisme avec la glorification de la réussite personnelle et immédiate a joué un rôle important comme par ailleurs aussi le changement radical des moyens de communication avec la quasi suppression du temps et de l’espace.

Michael Löwy, un vieux militant trotskiste et ancien directeur de recherche au CNRS, parle de la «machine quantificatrice» qui a permis à l’économie capitaliste, en marginalisant la subjectivité, de remplacer la valeur d’usage par la valeur d’échange. Tout est devenu mesurable et quantifiable à l’instar des sciences expérimentales. La quantification est également devenue la base de l’évaluation des processus de travail, même dans des domaines complexes où l’intersubjectivité joue un rôle important tels que la médecine, le travail social ou encore l’enseignement. Malgré la chute du mur de Berlin il y a une vingtaine d’années, on assiste à une sorte de résurgence d’éléments de la bureaucratie stalinienne. Au lieu de penser, on ne fait plus que compter!

La mouvance anti-capitaliste doit donc se méfier de tout vouloir quantifier, contrôler et réglementer, même démocratiquement. Rappelons la belle phrase d’André Breton, auteur du Manifeste du surréalisme dans les années 1930, selon lequel «la surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître est une des grandes faiblesses de la pensée contemporaine». Le vivant, y compris la société humaine, n’est pas le résultat d’un projet divin, scientifique ou démocratique basé sur la pensée «quantificatrice», linéaire et prédictive. Le vivant est le résultat d’interactions de forces multiples, complexes et souvent non prédictibles. (…)

Bien sûr, il est sans aucun doute pertinent de formuler un certain nombre de règles précises, des règles qui ne devraient cependant pas être motivées exclusivement par des critères de protection, de sécurité et de rentabilité financière mais aussi, voire surtout, par des critères de créativité et d’autonomie.

Proudhon, dans la Théorie de la propriété, affirme avoir «cru avec Hegel que les deux termes de l’antinomie, thèse et antithèse, devaient se résoudre en un terme supérieur, la synthèse… en fait, les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d’une pile électrique ne se détruisent… ils sont cause et génératrice du mouvement de la vie, du progrès…. la solution n’est pas la fusion, qui serait la mort, mais leur équilibre». Selon Corcuff, Proudhon met en cause la notion de la «fin de l’histoire» propre aux conceptions hégéliennes du communisme et de la fin de la préhistoire de l’humanité dont parlait Marx. Proudhon remplace la «dynamique dialectique et révolutionnaire» par ce qu’on pourrait appeler une «dynamique d’équilibration dialogique, évolutive et en spirale», une notion qui évoque «la dialogique circulaire» d’Edgar Morin ou encore la conflictualité pulsionnelle de Freud entre pulsion de vie et pulsion de mort. La vie est fondamentalement conflictuelle et non pas absence de conflit!

Cette question peut paraître très théorique. Elle soulève pourtant la question de la révolution en opposition à la réforme. Aussi bien en matière de connaissance scientifique qu’en ce qui concerne les structures de l’Etat, nous avons assisté à des révolutions. En revanche, en ce qui concerne la société dans son ensemble – son tissu social et économique – nous nous trouvons dans des processus bien plus lents et progressifs, des processus dont la compréhension est probablement mieux décrite par la notion d’équilibration dialogique, évolutive et en spirale que par celle de saut dialectique et révolutionnaire. Evidemment, des réformes en profondeur peuvent amener un changement radical qui peut être qualifié de révolutionnaire. S’agit-il d’une réhabilitation de la politique de la IIIe Internationale, qui était anticapitaliste tout en ayant rompu avec la méthode révolutionnaire?

Au XXe siècle, les organisations du mouvement ouvrier pensaient construire la société de demain «scientifiquement», une idée qui n’était pas étrangère au fait que l’ouvrier industriel travaillait dans son entreprise avec beaucoup de précision sur la base de procédés scientifiques et préétablis dans le moindre détail.

Tout projet de société basé sur la dignité humaine doit s’insérer dans un projet de répartition plus égalitaire des richesses produites. L’inégalité croissante de la répartition de la richesse – 2% de la population possèdent 50% de la richesse mondiale – est un résultat particulièrement scandaleux du capitalisme. Cependant, la lutte contre ces seules injustices et souffrances, si indispensable qu’elle soit, est insuffisante. Nous devons compléter ce projet, par trop basé sur une conception «victimologique», par des projets apportant des ébauches de réponses aux désirs d’autonomie, d’épanouissement et de créativité. Ces désirs n’ont évidemment rien à faire avec les plaisirs immédiats de la consommation passive. On pourrait parler d’utopie désirante, Ernst Bloch parle d’une volonté utopique, un sentiment pour donner du souffle à la pensée qu’une autre société est possible et souhaitable. L’utopie désirante est un sentiment d’espoir diffus, de croyance émotionnelle partagée qu’un changement radical est possible, un aspect indispensable pour voir naître un projet anticapitaliste mobilisateur. I

* Le premier volet a paru dans Le Courrier du 4 septembre 2009.

** Andreas Saurer tient à préciser qu’il a écrit ces deux textes en tant que tenant de la mouvance anticapitaliste et non pas en tant que membre des Verts.

1 Note de l’auteur: Les réflexions qui suivent sont des éléments à insérer dans un débat qui traverse les différents courants de la mouvance altermondialiste, des courants qui se réfèrent souvent, à des degrés très variables, à certains aspects de la théorie marxiste.

2 Antonio Gramsci (1891 – 1937), théoricien politique et membre fondateur du Parti communiste italien.

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