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LES FEMMES DE LA «GÉNÉRATION SANDWICH»

ÉGALITÉ – «Cherche femme, de 50 ans et plus, pour répartition équitable entre travail, soutien à jeunes enfants et vieux parents»… Muriel Golay, du Service genevois pour la promotion de l’égalité, analyse le rôle des femmes confrontées à l’accompagnement d’un proche.

Le terme de génération sandwich, qui nous vient des anglo-saxons, fait allusion à la double charge d’aide et de soins prodigués à des proches, à laquelle font face une majorité des personnes âgées de 50 ans et plus. Ce thème questionne les échanges intergénérationnels qui mettent en lien les enfants, les petits enfants et les vieux parents avec, en filigrane, de forts enjeux liés à l’évolution démographique et économique de nos sociétés occidentales.
La problématique n’est pas nouvelle mais elle est abordée dans un contexte inédit, qui cumule notamment les effets de la progression très rapide de l’espérance de vie, qui fait se côtoyer trois à quatre générations, et les conséquences du mouvement féministe qui a accéléré l’entrée des femmes dans le monde du travail rémunéré et réduit leur disponibilité au travail domestique et familial, en particulier auprès de proches dépendants, petits enfants et personnes âgées.

En Suisse, 35 à 43% des personnes âgées 50 ans et plus ont encore des enfants à charge vivant chez eux. Or, cette tranche d’âge se caractérise aussi par une implication de plus en plus importante auprès des parents encore vivants: jusqu’à 50% d’entre eux déclarent leur fournir de l’aide (ce qui est nommé en anglais, sans réel équivalent français, le care).

Précisons en préambule que l’analyse menée ici sur l’implication des personnes dans les soins à leurs proches âgé-e-s et dépendant-e-s (parents ou beaux parents puis conjoint-e) n’aborde pas les liens d’amour et de tendresse qui s’expriment dans le cadre d’une relation qui peut devenir privilégiée et existentiellement fondamentale. Il s’agit par contre de souligner que ce sont avant tout les femmes qui sont impliquées dans cette prise en charge bénévole et gratuite, que celle-ci est toujours invisible et que cela a des conséquences notamment au niveau des inégalités entre hommes et femmes.

Des analyses complémentaires montrent que le travail domestique de santé est avant tout matrilinéaire: des générations de femmes se succèdent au chevet des plus jeunes et des plus âgé-e-s. Pour ces dernières tranches d’âge, la palette des prestations est vaste. Elle comprend l’hygiène des personnes et de l’environnement, l’entretien et l’achat de biens comme les vêtements, l’entretien du réseau social, la communication et médiation avec institutions sociales, et la régulation des échanges affectifs.

C’est seulement depuis les années 90 que l’existence et les compétences des proches des personnes dépendantes de soins de santé, surtout les personnes âgées, ont été pris en compte par les acteurs de la santé publique. Sous différents vocables, «proches aidant-e-s», «aidant-e-s naturel-le-s» ou encore «soignant-e-s informel-le-s», ces proches, essentiellement des femmes, ont avant tout fait l’objet d’une attention centrée sur les enjeux liés à leur coopération avec le secteur formel des professionnel-le-s de soins; et sur les conséquences des soins prodigués sur leur propre santé.

De nombreuses recherches ont en effet montré que les proches aidant-e-s souffraient de surmenage, de dépression ou d’anxiété. Ces problèmes ont des conséquences directes sur les personnes soignées, car elles deviennent plus à risque de maltraitance: récemment, une étude anglaise a mis en lumière l’incidence importante des maltraitances dues à l’épuisement de l’entourage des malades d’Alzheimer: 54% des proches aidant-e-s ont révélé avoir pratiqué de la maltraitance (avant tout verbale et psychologique), dont 34% à un niveau jugé grave.

L’aspect «genré» des soins et les enjeux d’égalité entre hommes et femmes qui s’y dessinent sont encore peu thématisés. Quelques scientifiques ont tout de même marqué la recherche faite dans le domaine par leur regard féministe: en Suisse romande, citons Maryvonne Gognalons-Nicolet et Anne Bardet-Blochet; en France, Geneviève Cresson, qui a introduit le terme – excellent – de «travail domestique de santé».

Or, outre les conséquences négatives des soins prodigués aux proches dépendant-e-s sur la santé des aidant-e-s, un effet sur les trajectoires professionnelles, surtout féminines, est également démontré. Il se mesure sous différentes formes selon le degré de dépendance et d’implication dans l’aide et les soins (absentéisme, modification de l’horaire de travail, refus de promotions, productivité réduite, retrait partiel ou total du marché du travail).

Le rôle des femmes dans l’aide et les soins aux proches, et la situation particulière de ces «femmes sandwich» du XXIe siècle est en lien avec d’importants enjeux féministes. Au nombre desquels ceux liés au travail non rémunéré, tels que:
– la non reconnaissance du travail domestique;

– la dévalorisation des professions de la santé/social;

– les inégalités entre les femmes du Nord et du Sud, ces dernières venant parfois soulager les premières sans statut de séjour et avec de mauvaises conditions de travail.
Figurent également des enjeux liés à la politisation de la sphère privée:
– la famille est un lieu d’enjeux perçus par la société sous l’angle des choix individuels et privés alors qu’il s’agit d’enjeux collectifs pouvant faire l’objet de politiques publiques;

– la famille est envisagée comme un lieu de solidarité alors qu’elle peut être celui de la reproduction des inégalités, en particulier entre les sexes.
On compte aussi les enjeux liés aux bénéfices et aux prestations des femmes dans le système de soins:
– les femmes ont longtemps été perçues comme des bénéficiaires «avantagées» du système de santé. Certainement basées sur des préjugés sexistes, les explications liaient le surcoût des femmes à leur surconsommation de soins. Il a fallu attendre les travaux statistiques de l’Observatoire suisse de la santé pour prouver définitivement que les coûts de soins plus élevés des femmes étaient liés à leur rôle dans la reproduction et à leur espérance de vie plus longue. Aujourd’hui encore cependant, on oublie totalement que les femmes, en s’occupant de leurs proches dépendant-e-s, jouent un rôle majeur de prestataires de soins bénévoles et agissent ainsi de manière positive sur les coûts de soins.
Dernière catégorie d’enjeux, ceux liés aux ambivalences émotionnelles des soins:
– il existe un très fort tabou sur les ambivalences émotionnelles du care. En s’amusant à rechercher des images sur les sites internet consacrés à la thématique, on constate que, comme pour la grossesse et les soins aux bébés, une iconographie aseptisée et bien pensante met en scène des relations quasi amoureuses entre les proches, qui sont tous représenté-e-s sous leur meilleur jour, élégant-e-s, souriant-e-s et bien soigné-e-s.
Pour toutes ces raisons, l’«Afeas Femmes en mouvement», une association féministe canadienne, a lancé en 2001 chaque premier mardi d’avril, la Journée du travail invisible. Cette journée place le travail non rémunéré réalisé par les femmes dans les familles comme un facteur clé des inégalités entre femmes et hommes et comme source de pauvreté à long terme pour les femmes. Elle est l’occasion de militer pour que le travail non rémunéré des parents et des aidant-e-s soit reconnu et valorisé, qu’il soit recensé par la statistique officielle et qu’il fasse l’objet de mesures de soutien sociales, financières et fiscales de l’Etat. I

* Directrice adjointe du Service pour la promotion de l’égalité entre homme et femme. Muriel Golay a tenu, aux côtés de divers intervenants, une conférence sur ce thème le 4 juin dernier, dans le cadre d’une soirée organisée par F-Information, à Genève.

Opinions Contrechamp Muriel Golay

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