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ANOREXIE, BOULIMIE ET OBÉSITÉ, MÊME COMBAT

SANTÉ – Une frange croissante de la population des pays occidentaux est concernée par des troubles de conduite alimentaire; la Suisse n’y fait pas exception. En Romandie, pourtant, peu de personnes touchées ont accès aux soins. Une récente conférence à Genève a fait le point.

Globalement, les troubles des conduites alimentaires (TCA) – anorexie, boulimie, ou encore boulimie hyperphagique – frappent 1% de la population des pays occidentaux. Pour la Suisse romande, entre l’anorexie, la boulimie et la boulimie hyperphagique, cela représente des dizaines de milliers de personnes concernées, soit directement, soit en tant que proche d’un patient. Les risques sont particulièrement élevés parmi les femmes (10 à 15 fois plus touchées que les hommes), les jeunes de 12 à 25 ans et certaines professions comme les sportifs, les mannequins ou encore les danseurs.
Dans la région, pourtant, peu de personnes touchées accèdent aux soins malgré le nombre de personnes concernées. Le trouble n’est pas toujours diagnostiqué, ni par le patient, ni par le réseau médical; si un diagnostic clair est posé, le réseau adapté pour accueillir le patient peut faire défaut et les solutions hospitalières sont rares. Or les traitements sont efficaces et il est possible de guérir de ces maladies, pour autant que l’approche thérapeutique, mais aussi le thérapeute engagé dans le processus, conviennent réellement au patient. Le pronostic quant à l’évolution de la maladie semble essentiellement lié à la nature, à la qualité et à la durée du traitement. Un autre facteur important est la cohérence: une fois l’approche décidée et le processus entamé, il est important de poursuivre la démarche de manière suivie, sans essayer à tour de rôle une série d’approches différentes ou de se laisser aller au «nomadisme des soins».

C’est dans ce contexte que la Clinique Belmont, établissement genevois spécialisé dans le traitement des addictions et les troubles alimentaires, a organisé le 13 mai dernier une conférence destinée au grand public et intitulée «Anorexie, boulimie, obésité: comment en sortir?» Les deux intervenants, le Dr Alain Perroud et le Dr Gérard Apfeldorfer, sont des médecins psychiatres reconnus sur le plan européen pour leur travail dans le domaine des troubles alimentaires, et également auteurs de nombreux ouvrages sur le sujet.

Les critères diagnostics les plus couramment utilisés sont ceux du DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual – Revision 4, publication de l’Association américaine de psychiatrie). A savoir un refus de maintenir le poids corporel au-dessus de la normale minimale (soit moins de 85% de la normale pour l’âge et la taille); une peur intense de prendre du poids ou de devenir obèse, malgré l’insuffisance pondérale; une perturbation dans la manière dont le poids corporel, la forme ou la silhouette sont perçus; une influence exagérée du poids corporel ou de la silhouette sur l’estime de soi; l’absence de règles pendant au moins trois cycles consécutifs chez les femmes menstruées (aménorrhée secondaire).

En fait, le premier symptôme de l’anorexie mentale est l’obsession de la minceur, qui débouche sur une volonté tenace de perdre du poids entraînant un refus de s’alimenter. L’une des particularités de l’anorexie est la longue «lune de miel» avec la maladie que connaît le sujet, qui peut d’ailleurs conduire à la négation de son état et à des stratégies d’évitement des soins. Au début, le jeûne est un plaisir, et c’est l’alimentation qui est perçue comme une souffrance ou une agression. Le sujet s’impose rapidement un régime drastique – tout en le niant totalement – en éliminant généralement féculents, graisses et sucres de ses choix alimentaires et en réduisant fortement les quantités. Le tout s’accompagne de stratégies de contrôle du poids, par exemple en éliminant ce qui est perçu comme un surplus (laxatifs, diurétiques, vomissement) ou en évitant d’absorber des aliments (coupe-faim, hyperactivité…).

Toujours selon les critères du DSM-IV, la boulimie se caractérise, quant à elle, par la survenue de crises au cours desquelles le sujet absorbe, en une période de temps limitée, une quantité de nourriture largement supérieure à ce que la plupart des gens absorberaient en une période similaire et dans les mêmes circonstances; le sentiment d’une perte de contrôle sur le comportement alimentaire; des comportements compensatoires et abusifs visant à prévenir la prise de poids, par exemple vomissements, laxatifs, diurétiques, jeûne, ou encore exercice physique excessif.

Les crises et les comportements compensatoires surviennent tous deux, en moyenne, au moins deux fois par semaine pendant trois mois. Comme dans l’anorexie, l’estime de soi est influencée de manière excessive par le poids et la forme corporelle.

Deux types de boulimie sont identifiés: le premier avec vomissements ou prise de purgatifs: pendant l’épisode actuel de boulimie, le sujet a eu régulièrement recours aux vomissements provoqués ou à l’emploi inapproprié de laxatifs, diurétiques ou lavements; le second se présente sans vomissements ni prises de purgatifs: le sujet a fait preuve d’autres comportements compensatoires abusifs, comme le jeûne ou l’exercice physique excessif, mais n’a pas régulièrement recours aux vomissements provoqués ou à l’emploi abusif de laxatifs, diurétiques, lavements.

L’hyperphagie boulimique s’apparente à ce deuxième type de boulimie, puisqu’il s’agit de crises de consommation d’aliments compulsive ou de suralimentation, mais dénuée des stratégies compensatoires en vue d’éviter la prise de poids. Ce trouble est donc souvent associé à une prise de poids, et 50% environ des personnes obèses en souffrent.

Selon certaines études présentées par le Dr Perroud?, les TCA évoluent favorablement dans 70-75% des cas environ à cinq ans, sachant que la boulimie, du moins, semble avoir une tendance spontanée à l’amélioration. Contrairement à la boulimie, l’anorexie présente des particularités de traitement, puisque l’hospitalisation s’avère souvent nécessaire. Les sujets passent 25% du temps en traitements hospitaliers ou ambulatoires: 50% ont eu besoin de deux hospitalisations, 25% de trois ou plus. Qu’il s’agisse d’anorexie ou de boulimie, les approches thérapeutiques sont nombreuses, et varient de l’hospitalisation – de jour ou complète – à la thérapie cognitive et comportementale, les thérapies familiales systémiques, la bibliothérapie, les groupes d’entraide ou la psychothérapie analytique, pour ne citer qu’elles.

Pour le Dr Apfeldorfer, «manger normalement, c’est avoir une relation d’amour avec ses aliments, c’est mettre en soi de bonnes choses pour se faire du bien, c’est augmenter son estime de soi à chaque prise alimentaire. En fait, l’objectif d’un traitement est de rétablir cette relation d’amour.» Ce désamour provient généralement de trois types de cycles comportementaux qui interagissent entre eux et se provoquent l’un l’autre: celui de la restriction cognitive, celui des réponses alimentaires émotionnelles et celui du corps mal aimé. Les trois types de cycles seront pris en charge par des thérapies complémentaires comportant des types d’exercices et d’outils différents.

Dans le premier cas, une thérapie cognitivo-comportementale se montrera souvent efficace pour juguler le cycle dit «de restriction cognitive», qui débute essentiellement sur les efforts de maîtrise du comportement alimentaire en vue de maigrir, conduisant à des sensations alimentaires ignorées et à un effet de transgression de l’abstinence pour déboucher sur des excès alimentaires ou des compulsions boulimiques. Le deuxième type de cycle, celui des «réponses alimentaires émotionnelles», voit le sujet avoir recours à des réponses alimentaires excessives face à des perturbations émotionnelles ou relationnelles. Or ces excès peuvent provoquer une amélioration temporaire et renforcer de ce fait le comportement boulimique en tant que réponse au stress. Dans ce cas, le soignant peut faire intervenir une thérapie cognitive, complétée par une thérapie centrée sur la tolérance aux émotions. Le troisième type de cycle, celui du «corps mal aimé», sera brisé par des thérapies corporelles, et notamment par un travail intense sur le refus de la stigmatisation.

Un certain nombre de critères objectifs sont utilisés pour diriger les soins, en termes de poids, d’alimentation, de comportements compensatoires, de relation avec le corps et de son fonctionnement, ou encore de l’humeur et de la vie psychique et des relations interpersonnelles. De manière générale, pour être «guéri», le patient doit être en mesure de redonner du sens à sa vie.

Parmi les outils de base des praticiens se trouve le carnet alimentaire, dans lequel le sujet note chaque prise d’aliments, les circonstances, et surtout son ressenti à ce moment-là. Le carnet permet de percevoir et de différencier les sensations alimentaires, de distinguer la faim des états émotionnels, d’évaluer les sensations de faim, de rassasiement et de contentement sur une échelle chiffrée. Le thérapeute introduit ensuite des tâches comportementales graduées, permettant d’identifier et d’apprivoiser les aliments «tabous», avant de travailler sur la réorganisation des prises alimentaires. Cette étape de réorganisation vise à permettre au sujet de consommer en pleine conscience, en dégustant, en repérant les sensations de rassasiement, de contentement. Le thérapeute peut également travailler sur l’abord des distorsions cognitives concernant l’alimentation et le poids, notamment en aidant le sujet à remettre en question les croyances courantes concernant le contrôle du poids et du comportement alimentaire.

En fin de compte, cependant, si efficaces que soient les outils thérapeutiques, la prise en charge d’une personne en difficulté avec son poids et son comportement alimentaire nécessite de la part du thérapeute des compétences multiples, en matières relationnelle et psychologique, en physiologie de l’alimentation et en sciences humaines, mais surtout en esprit de finesse. Le facteur déterminant du succès d’une thérapie dans ce domaine sera certainement la qualité de la relation entre praticien et patient. I
* Directrice de la Clinique Belmont, Genève.

* Directrice de la Clinique Belmont, Genève.