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HOMOÉROTISME À L’ITALIENNE

GENRE ET LITTÉRATURE – «Le ‘vice italien’ est un stéréotype exotique, mais qui a un fondement objectif.» L’essayiste Tommaso Giartosio aborde les liens entre écriture et homosexualité dans la péninsule. Cet entretien figure dans le premier numéro de la revue «Hétérographe»*.

Dans son essai Perché non possiamo non dirci…, Letteratura, omosessualità, mondo, paru chez Feltrinelli en 2004, l’écrivain italien Tommaso Giartosio met en scène un dialogue fictif qui perce la question des rapports entre écriture et homosexualité. On y découvre une histoire – italienne et occidentale – bien plus détonante que l’on croirait, et le portrait d’un pays à la fois homophobe et fasciné par la liberté sexuelle. Entretien.

Pendant longtemps, l’Italie a été perçue par les écrivains européens comme un paradis sauvage, où la sensualité de la nature charriait un érotisme à connotation homo. S’agi-t-il d’un mythe ou d’une réalité ancrée dans l’histoire?

Le «vice italien» est un stéréotype exotique, mais qui a un fondement objectif. Malheureusement, les historiens se sont rarement penchés sur la question, même si elle commence à être abordée sérieusement – je pense aux essais parus sur l’identité sexuelle pendant la Renaissance ou sur les sigisbées, les chevaliers servants. Pour les siècles passés, on pourrait parler d’un homoérotisme non pas plus libre, mais différemment réglé. Les bûchers n’ont pas manqué non plus, sous le soleil d’Italie. Longtemps, l’homosexualité a été, pour nous, un espace symbolique à la fois marginal et abondamment traité: le rapport sexuel entre mâles – entre un homme adulte et un jeune – était perçu comme un péché véniel largement répandu, même s’il était puni parfois sévèrement. A Florence au temps du Politien (étudié par Michael Rocke) ou dans la Sicile du début du XXe siècle, les pratiques homosexuelles étaient largement diffusées, ce qui n’a pas manqué de freiner l’élaboration d’une identité gay bien établie, au contraire de ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe. Les écrivains ont ressenti instinctivement ces dynamiques et ils ont su les raconter. C’est ce qui explique la forte présence du thème homosexuel chez des auteurs fort différents, homos et hétéros, déclarés ou voilés, homophobes ou gay friendly.

Justement, la littérature italienne est profondément homoérotique: chez les classiques – tel Politien qui achevait son Orphée par un revirement homo – comme chez les auteurs contemporains. Non seulement les écrivains clairement «gay» (de Pasolini à Penna, de Tondelli à Mancassola) en ont été les chantres, mais également des auteurs comme Bassani, Saba, Moravia, Morante, Ginzburg ont traité de cette thématique. Comment expliquer, dès lors, la profonde homophobie qui a encore cours dans la péninsule: s’agit-il d’une fracture entre le monde intellectuel et la société?

En réalité, la dissociation n’est pas tant entre les intellectuels et la société qu’entre la littérature et le politique. Quand ils écrivent, pratiquement tous les intellectuels italiens parlent de leurs rapports à l’homosexualité, parfois sans même le savoir. Quand ils s’occupent de politique, au contraire, ils ne se mouillent pratiquement jamais, ils refusent de s’intéresser à l’évolution de la société pour ce qui est de la visibilité homosexuelle. Cela provient d’une tendance à l’universalisme propre à la pensée italienne, que l’on ne trouve pas seulement au niveau politique d’ailleurs: il suffit de penser à l’idéalisme de Benedetto Croce, si puissant dans la critique littéraire. En Italie, les deux grands axes de la pensée politique du XXe siècle que sont le catholicisme et le marxisme (sous toutes ses formes) rechignent à admettre l’existence d’exceptions, de marges, de différences, et d’identités. Bien sûr, quand on regarde la littérature, le tableau est bien différent, car la littérature est la science du singulier, elle ne peut pas se passer de l’individu-personnage ni de son histoire; ni du grouillement d’une multiplicité d’individus.

Dans votre livre, vous proposez un rapprochement – du moins littéraire – entre la persécution homosexuelle et celle du peuple juif, en particulier en mettant en avant l’exemple de l’écrivain Primo Levi. En quel sens?

C’est un rapprochement délicat, j’en conviens. Tout comme la comparaison entre la discrimination des homosexuels et celle vécue par les Noirs d’Amérique. Ce parallèle est souvent évoqué, aujourd’hui aux Etats-Unis, face à l’opposition tenace contre le gay marriage, qui peut rappeler les lois contre la miscegenation interdisant le mariage entre personnes de races différentes, il y a cinquante ans. Pourtant, une large majorité de démocrates noirs de Californie ont récemment plébiscité Barak Obama, tout en refusant le mariage homo. De la même façon, beaucoup de Juifs, aujourd’hui, seraient tentés de nous dire: attendez, dans les camps de concentration, il y a eu six millions de morts, non pas quelques dizaines de milliers des prisonniers homosexuels… C’est un hit-parade du supplice de très mauvais goût qui ne mène strictement à rien car une persécution est une persécution: un point c’est tout. Mais qu’il n’est pas possible d’ignorer non plus. Cette confrontation, dans ce qu’elle a de plus cynique, nous montre en tout cas que le peuple juif détient, tragiquement, la palme des plus durement persécutés. Il a été l’objet de l’extermination la plus méthodique et – surtout! – il a été capable de l’«élaborer» avant et après son accomplissement, avec une profondeur extraordinaire, en utilisant le bagage de sa culture fondamentale pour l’Occident dans ses connotations les plus archaïques (le monothéisme biblique), mais également modernes et intellectuelles (je pense ici à la puissance de la pensée de Freud, Marx et Einstein). Une réflexion sur la condition même de persécuté ne peut que partir de là. De leurs écrivains. De Franz Kafka ou de Philip Roth. Ou de Primo Levi, justement. En même temps, cette comparaison doit tenir compte des différences profondes entre la culture juive et les autres minorités.

Aujourd’hui, la critique queer tend à estomper les frontières entre des identités trop franches et affichées, à nier la pertinence des oppositions binaires (homo/hétéro, homme/femme, etc.). Est-il possible, selon vous, de se passer totalement de ces catégories?

Mon attitude, à cet égard, s’appuie sur deux constats. Premièrement: il existe des segments de notre identité que nous ne choisissons pas: nous pouvons les expliquer de manière différente, mais il nous est difficile de nous en dévêtir. Même la critique queer doit en tenir compte. Sedgwick stigmatise les oppositions binaires, bien évidemment, mais elle admet que notre civilisation n’est pas encore prête à s’en libérer; et j’ajoute: elle ne pourra peut-être jamais le faire réellement. Deuxièmement: une identité n’est pas une prison. Un groupe identitaire peut, par contre, en devenir une. Une identité est un point de départ, une précondition matérielle, un seuil. Nous sommes encore loin d’en avoir fait le tour, en littérature et dans la vie sociale; et d’avoir parcouru tous les chemins qui s’en dégagent.

Du point de vue de notre revue, il est assez étonnant de constater qu’en Italie, le mot queer s’est largement répandu, ces dernières années, tout en devenant une sorte de synonyme du mot gay (je pense à la section «queer» du festival de Venise ou au «Queer Festival» de Florence). Peut-on parler, pour l’Italie contemporaine, d’une vraie culture queer, qui ouvre le débat au-delà des schémas bipolaires homo/hétéro?

Le queer est un mouvement politique et philosophique postidentitaire. Il est donc plus difficile de l’introduire en Italie, où – à la différence des autres pays occidentaux – la phase identitaire de la politique gay ne s’est pas encore affirmée. Aujourd’hui, en Italie, le mot queer est peut-être utilisé pour parler de la culture homosexuelle sans paraître idéologique ni se prendre au sérieux, ce qui est très mal vu chez nous. Mais il y a aussi une utilisation plus rigoureuse de ce nouveau terme, et nous avons là un courant très prometteur. La politique identitaire gay a eu et a encore une fonction historique fondamentale, mais elle risque de se vider de son sens: elle s’expose à une rigidité intellectuelle que la pensée queer, dans ses meilleurs côtés, sait démasquer, sans pour autant retomber dans l’homophobie. Il est vrai que, parfois, la critique queer est un peu jargonnante: ses excès de langage sont le symptôme d’une approche parfois trop théorique de la question identitaire. Mais, au-delà de ces possibles écueils, il s’agit d’une pensée extrêmement ouverte, face aux multiples déclinaisons de la singularité personnelle. Je pense ici en particulier au corps migrant, si peu pris en compte ou si banalisé par les politiques identitaires. Quant à la littérature italienne, je ne pense pas qu’une perspective revendicative ou héroïque y ait jamais eu vraiment sa place: mis à part le cas de Pasolini – assez complexe, car les tendances héroïques de ses textes avaient un rapport assez biaisé avec l’homosexualité de son auteur –, des écrivains comme Aldo Palazzeschi, Alberto Arbasino, Pier Vittorio Tondelli, ou, plus récemment, Aldo Busi, Walter Siti ou Matteo B. Bianchi ont toujours traité des questions identitaires avec ironie et distance, en mettant leurs propos en perspective. C’est une attitude typiquement italienne, mais j’y vois aussi une démonstration – dans son extrémisme – d’une tendance universelle: la bonne littérature est toujours queer. Ce n’est pas un hasard si la critique queer, dès le début, a pris pour cible les oeuvres littéraires en tout genre, et non pas uniquement celles qui sont considérées comme canoniques dans la littérature gay. I
* La version intégrale italienne de cet entretien est disponible sur www.heterographe.com Hétérographe, Revue des homolittératures ou pas, n° 1, 2009, Ed. d’en Bas, Lausanne (bisannuel, Suisse). Cf. la présentation parue dans Le Courrier du 25 avril 2009, p. 21. Le Courrier est partenaire presse d’Hétérographe.

Le vernissage de la revue Hétérographe aura lieu mercredi à Genève (18h, Café-Librairie Livresse, 5 rue Vignier) et jeudi à Lausanne (18h, Théâtre de l’Arsenic, 57 rue de Genève). Par ailleurs, une présentation de la revue, sous l’intitulé «Un pari transgénérationnel et transgenre pour une revue suisse LGBTQI», sera faite par Jelena Ristic, rédactrice d’Hétérographe et assistante en littérature française et études genre, jeudi 30 avril, à 12h15, à l’Anthropos Café, Université de Lausanne.

* La version intégrale italienne de cet entretien est disponible sur www.heterographe.com Hétérographe, Revue des homolittératures ou pas, n° 1, 2009, Ed. d’en Bas, Lausanne (bisannuel, Suisse). Cf. la présentation parue dans Le Courrier du 25 avril 2009, p. 21. Le Courrier est partenaire presse d’Hétérographe.

Le vernissage de la revue Hétérographe aura lieu mercredi à Genève (18h, Café-Librairie Livresse, 5 rue Vignier) et jeudi à Lausanne (18h, Théâtre de l’Arsenic, 57 rue de Genève). Par ailleurs, une présentation de la revue, sous l’intitulé «Un pari transgénérationnel et transgenre pour une revue suisse LGBTQI», sera faite par Jelena Ristic, rédactrice d’Hétérographe et assistante en littérature française et études genre, jeudi 30 avril, à 12h15, à l’Anthropos Café, Université de Lausanne.

Opinions Contrechamp Pierre Lepori

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