LES ALÉAS D’UN PROJET DE LOI
Vingt-six cantons et autant de législations. Alors que les pays de l’Union européenne disposent généralement d’un seul cadre légal concernant la recherche sur les êtres humains, la Suisse continue de jongler avec une multitude de dispositions. Un projet de loi fédérale et d’article constitutionnel sont sur les rails. Une harmonisation que tous les acteurs concernés – chercheurs, industriels et politiques – réclament à grands cris. On s’en doutera, l’entente est parfaite sur le principe, mais des désaccords subsistent sur la forme. Tiraillé entre la nécessité de protéger la personne et celle de ne pas entraver le travail des scientifiques et des industriels, le Conseil national a récemment tronqué le projet d’article constitutionnel 118a. Concernées en premier chef, les universités avaient pourtant soutenu l’initiative. Bref tour d’horizon des enjeux politiques, scientifiques et éthiques.
La loi et la Constitution devront définir les droits des personnes qui se prêtent à un programme de recherche. De simples sujets «standards» ou des malades. Des individus qui confient leur corps – ou leur esprit – à des chercheurs en médecine ou en psychologie. Quels risques les patients encourent-ils? Sont-ils bien informés? Ont-ils subi des pressions en vue d’obtenir leur consentement? Pilotées par les cantons, les commissions d’éthique passent chaque projet de recherche au peigne fin, et vérifient que la dignité et les droits des personnes sont respectés. A l’avenir, c’est la Confédération qui devrait édicter des règles du jeu communes.
Loin d’être un simple aménagement légal, le projet présente d’importants enjeux scientifiques et économiques. «De plus en plus de programmes de recherche sont conduits en collaboration avec plusieurs universités, constate Josiane Aubert, présidente de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture. Comment faire face à deux législations différentes en même temps?» Tel est le problème bien concret auquel les chercheurs sont souvent confrontés. Embûches administratives et démultiplication exponentielle de la paperasse en perspective.
Dans un futur proche, les multiples législations pourraient également entraver les coopérations internationales. «Il est nécessaire que nous harmonisions nos pratiques pour faciliter la collaboration avec les pays de l’Union européenne. Dans de nombreux domaines de recherche, ils sont nos partenaires privilégiés», pense Josiane Aubert. Le point de vue semble faire la quasi-unanimité, aussi bien dans les laboratoires qu’au sein des parlements.
La loi fédérale doit être ancrée dans la Constitution. Une première étape qui s’annonce difficile. Le 15 septembre dernier, le Conseil national réduisait le projet d’article constitutionnel à sa portion congrue. Trop contraignant selon l’UDC et les radicaux, le texte ne trouvait pas non plus grâce aux yeux des Verts, mais pour la raison inverse, à savoir qu’il ne protégeait pas suffisamment la personne. Seul subsiste le premier alinéa. Exit les dispositions visant à exiger le consentement des sujets, à établir une proportionnalité entre risque et utilité du projet, à encadrer les programmes visant des personnes incapables de discernement, à les soumettre à une expertise indépendante, et à faire de la Confédération la garante de la qualité et de la transparence des recherches menée sur des êtres humains… Un effeuillage en règle.
D’aucuns répliqueront que les alinéas rejetés pourront être réabordés plus tard, au niveau de la loi. Mais Josiane Aubert craint qu’un article constitutionnel amoindri ne soit rejeté par le peuple. «Comme toute modification de la Constitution, l’article devra être soumis au peuple. Avec seulement le premier alinéa, on lui demande une confiance aveugle.»
Un mois après sa mise en pièces par le National, le texte a été reconduit dans sa forme intégrale pour être représenté au Conseil des Etats à la mi-décembre, où l’équilibre des forces politiques lui a été plus favorable1 . Quoi qu’il en soit, les deux chambres devront finalement se mettre d’accord sur un projet commun, avant de le soumettre au peuple.
Dans sa version intégrale, l’article constitutionnel prévoit que soit obtenu le consentement des sujets d’expérimentation. Ce qui suppose une certaine faculté de jugement. Quid des personnes qui n’en sont pas capables – enfants, comateux, malades d’Alzheimer? Le second alinéa prévoit des dispositions particulières à leur égard. La recherche doit pouvoir leur apporter un bénéfice direct en terme de santé ou, pour le moins, présenter des risques minimes.
Le texte ne satisfait pas entièrement Susanne Suter, présidente du Conseil suisse de la science et de la technologie, auparavant chercheuse à l’Université de Genève. Selon la scientifique, il n’est pas pertinent de mettre «dans le même panier» les enfants et les personnes inconscientes. «Ayant travaillé sur la mucoviscidose, je peux témoigner que chercheurs, parents et enfants malades travaillent véritablement ensemble. Les familles connaissent cette maladie mieux que quiconque. A mon sens, elles sont des entités capables de prendre des décisions. Les parents ne sont pas de simples tuteurs.» Pour l’heure, ni le projet d’article constitutionnel, ni le pré-projet de loi ne font de telles distinctions. Susanne Suter compte intervenir dans ce sens auprès des commissions.
Pour Michel Burnier, médecin chef du service de néphrologie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), il est évidemment souhaitable qu’une législation fédérale mette de l’ordre dans la cacophonie cantonale. Directeur de la Commission d’éthique de la recherche de l’hôpital universitaire – à titre bénévole, précise-t-il – il craint que cette structure ne soit déplacée à Berne. «Pour protéger efficacement la personne sujette aux expériences, les commissions d’éthique se doivent d’être indépendantes. Or les lobbies industriels sont plus influents à Berne qu’au niveau des cantons. Cela risque d’être difficile de leur résister.»
Josiane Aubert partage le point de vue du médecin lausannois. «Il ne faut pas se leurrer, les entreprises pharmaceutiques sont très influentes. Les gens ont récemment appris que l’UBS finançait certains partis, et on sait parfaitement que les pharmas font de même. Mais pour l’instant, il s’agit de définir un article constitutionnel. La mise en place des commissions d’éthique sera définie plus tard, dans la loi.»
Enfin, quelques chercheurs craignent qu’une loi fédérale ne vienne alourdir leurs charges administratives. Une critique que Michel Burnier, lui-même responsable de nombreux programmes de recherche sur des êtres humains, balaie d’un revers de main. «Les lois existent déjà au niveau cantonal. Et on ne contraindrait les chercheurs qu’à faire quelque chose qui, finalement, fait partie de leur travail.»
Du côté politique, les chambres fédérales pourraient se renvoyer la balle pendant un certain temps encore. A moins que, comme l’espère Josiane Aubert, une partie des Verts du Conseil national ne révisent leur position «jusqu’au-boutiste». Le scrutin populaire est encore une musique d’avenir. La loi, dont on ignore pour l’instant les tenants et les aboutissants, ne sera adoptée qu’en toute fin de processus. Au vu des discussions suscitées par les trois alinéas de l’article constitutionnel, la loi, forcément plus complexe, pourrait bien se faire attendre quelque temps encore. I
* Paru dans Uniscope n° 539, mensuel de l’Université de Lausanne, novembre 2008-février 2009.
1 A l’unanimité, le Conseil des Etats a adopté le 11 novembre 2007 une version plus étoffée que celle du National, en reprenant les principes du gouvernement. Parmi ceux-ci figurent l’obligation du consentement «éclairé» et d’une expertise indépendante prouvant que la protection de la personne sera garantie (les risques pour la personne devant être proportionnés par rapport à l’utilité de la recherche). Sont écartés du «compromis» de la Chambre haute les travaux de sciences sociales et humaines. CO/ATS