D’abord la mauvaise nouvelle, en général, elle arrivait après des semaines d’angoisse; pas de règles, des vomissements et enfin le verdict: «Mademoiselle, vous êtes enceinte!» Mon amie avait pour surnom Poupée, blonde, marrante, vingt ans, caissière, la vie devant elle. Après les angoisses, venait la recherche d’une avorteuse. Avec les copines, on a accompagné Poupée pour la pose de la trop fameuse sonde. Dans le métro, nous avons ri et chahuté; c’était sympa, on allait résoudre le problème de Poupée qui riait avec nous… Puis vint ce que l’on appelait le «décrochage» et son hémorragie. En général, c’est là qu’on allait à l’hôpital le plus proche qui pratiquait le curetage, un assez mauvais moment à passer. Comme tout le monde était fauché, re-métro, mais moins marrant cette fois, notre amie était à plat. Poupée est morte de son hémorragie et moi je me suis engagée au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement) afin que plus jamais aucune femme n’ait à mourir parce qu’elle ne veut pas d’enfant.
Pas comme ça; pas à ce moment précis; pas sans appart; sans mec; pas avant mon diplôme; pas avant mes seize ans; j’en ai déjà quatre, etc. Si les raisons d’interrompre une grossesse sont multiples, les oppositions se résument à un seul credo: le respect de la vie. La vie de qui? Pas celle de l’enfant à naître dont personne ne veut, ni celle de la femme à qui l’on voudrait imposer le long calvaire d’une grossesse, d’un accouchement et de l’éducation d’un enfant contre son gré. Peut-être s’agit-il du respect de la vie à venir? Et si l’on s’occupait d’abord de la vie déjà existante?
J’avais une vingtaine d’années et j’ai travaillé comme une damnée à faire connaître la contraception et l’interruption de grossesse par aspiration (méthode Karman). C’était interdit et les rencontres entre nous et les femmes en difficulté étaient clandestines. Dans l’appartement de l’une ou l’autre, nos amies médecins venaient aider à tour de rôle. Nous étions angoissées, fatiguées, militantes, jeunes et déterminées. Nous voulions pouvoir disposer de notre corps totalement. En 1975, la loi Weil signe la dissolution du MLAC et nous croyons que la lutte est enfin terminée.
C’était en France et en d’autres temps, me direz vous. Mais combien de femmes venues d’ici ou d’ailleurs n’avaient pour seul recours que celui de faire le voyage jusqu’à Genève où la loi était beaucoup plus progressiste? Les arguments présentés aujourd’hui par les «pro-life» sont très exactement ceux-là mêmes que l’on nous servait à l’époque. Si, durant quelques années, les mouvements contre l’interruption de grossesse se sont tus, ce n’est plus le cas à présent. La bataille qui s’engage, à Genève, autour du nom de Gabrielle Perret-Gentil en est l’un des avatars. Peut nous importe qu’elle est été gentille ou pas, qu’elle ait porté le chignon ou des frisettes, qu’elle ait préféré le blanc au rouge. Ce qui importe, c’est qu’elle ait pris la mesure des difficultés des femmes et ait décidé de faire au grand jour ce qui se pratiquait dans l’ombre, en silence (lire ci-dessous). C’est en cela qu’elle était une personne courageuse dont toutes les Genevoises doivent être fières.
D’aucuns s’écrieront que l’on aurait pu choisir un nom moins polémique pour une rue devant l’hôpital. De quelle polémique parlons-nous? Qu’une femme obstétricienne s’engage à aider des femmes en difficulté est le signe qu’au-delà de la simple pratique mécanique de son métier, elle a réfléchi et agi. En quoi est cette polémique? A moins peut-être que l’on veuille tendre une oreille complaisante à ceux qui aimeraient remettre en cause cette avancée majeure pour les femmes: la libre disposition de leur corps. A Genève, pour le moment, personne n’est encore sorti à découvert sur ce thème mais cela ne saurait tarder. Les prémisses sont là: aux dires du directeur des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le nom de Gabrielle Perret-Gentil serait trop sulfureux… Les femmes attendent de pied ferme ceux qui auront l’hypocrisie de vouloir ressusciter les «faiseuses d’anges». I
LE TEMPS DES FAISEUSES D’ANGES EST RÉVOLU
AVORTEMENT – A Genève, la proposition d’une rue Gabrielle Perret-Gentil, du nom d’une obstétricienne ayant oeuvré pour le droit à la contraception et à l’avortement, suscite des remous. Une illustration du retour en force des valeurs conservatrices et patriarcales, nonobstant des décennies de lutte pour la libération des femmes.
* Féministe et conseillère municipale «A Gauche toute!» en Ville de Genève.
A partir d’images d’archives, le film d’Alex Mayenfisch, «Un délai de 30 ans – le débat pour le droit à l’avortement en Suisse» en retrace les enjeux socio-politiques de la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Il sera diffusé dimanche 19 octobre dans «Histoire Vivante» à 20 h 30 sur TSR 2. Retrouvez également cette thématique dans la page «Histoire vivante» du Courrier, vendredi 18 octobre.