Ces derniers temps, la question des droits d’auteur sur Internet est souvent revenue sur le devant de la scène en Suisse, avec comme point culminant l’entrée en vigueur, le 1er juillet dernier, de la révision de la loi sur le droit d’auteur (LDA) qui renforce la protection des titulaires de droits, en particulier dans le domaine des nouvelles technologies1. Au moment où les discussions helvétiques sont arrivées à leur terme, d’autres pays européens ne font pourtant qu’entamer le débat sur de futurs développements légaux2. La France en particulier, où le projet d’un nouveau système, la «réponse graduée», provoque des controverses.
Téléchargement légal en Suisse
La récente révision de la LDA n’a pas changé fondamentalement la situation en Suisse3: le téléchargement d’oeuvres sur Internet est quasiment unanimement considéré comme légal, quelle que soit la source de l’oeuvre, en raison de l’exception pour la copie privée prévue par la loi. En revanche, la mise à disposition publique sur Internet de ces mêmes oeuvres protégées ne l’est pas.
Un détenteur de droits d’auteur qui constate qu’une oeuvre est mise à disposition sans autorisation sur Internet peut s’adresser à la justice pour ouvrir une procédure pénale qui permettra d’obtenir du fournisseur d’accès Internet les coordonnées de l’utilisateur concerné. En pratique, les procès pénaux vont rarement jusqu’à leur terme: la plupart du temps, une fois les coordonnées de l’utilisateur dans les mains, les détenteurs le contactent directement, lui proposant un arrangement extrajudiciaire en échange du paiement d’une somme pouvant aller jusqu’à quelques milliers de francs4.
Cette procédure a été vivement contestée. En premier lieu, la surveillance effectuée de manière préventive par les sociétés privées mandatées par les titulaires de droits pour obtenir les adresses IP des utilisateurs suspects a été très critiquée. En particulier par le Préposé fédéral à la protection des données qui juge que ces adresses sont des informations personnelles que les sociétés en question ne sont pas autorisées à collecter5, 6. Le détournement de la procédure pénale est également critiqué, puisque celle-ci ne sert qu’à obtenir des informations personnelles concernant les internautes pour se lancer ensuite dans ce qui a été qualifié par un avocat de «justice privée»7. De plus, les propositions extrajudiciaires qui en découlent ont été décrites comme difficiles à refuser, même pour un internaute innocent, car les frais qu’il encourt en allant se défendre en justice seront probablement plus élevés que le montant de l’arrangement.
Développement français: Hadopi ou la «réponse graduée»
En France, un projet de loi nommé «Hadopi» – pour «Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur l’Internet»8 – qui instaure le système de «réponse graduée», a été déposé et suscite une large controverse. Selon la loi, une nouvelle instance administrative serait créée pour recueillir les informations provenant des titulaires de droits d’auteur qui découvriraient qu’une oeuvre est transmise d’une manière qu’ils jugent illégale. Cette instance serait habilitée à obtenir des fournisseurs d’accès Internet les coordonnées de l’utilisateur concerné et pourrait lui adresser un avertissement, tout d’abord par email, puis par lettre recommandée. Au plus tard au troisième avertissement, son accès Internet serait déconnecté pour une durée pouvant aller jusqu’à un an (les frais d’abonnement pour le contrat restant toutefois dus), tandis qu’une liste noire empêcherait les utilisateurs concernés de contourner la sanction en allant s’abonner chez un autre fournisseur. En contrepartie, les titulaires de droits s’engageraient à augmenter l’offre légale d’oeuvres, en quantité ou en qualité – par exemple en diminuant le temps d’attente entre le passage d’un film au cinéma et sa disponibilité en ligne.
Sans surprise, la majeure partie des titulaires de droits d’auteur se sont exprimés clairement en faveur de ce système, et on voit facilement les avantages qu’ils en attendent: une procédure judiciaire relativement contraignante serait remplacée par une procédure administrative simple, rapide, peu coûteuse, et adaptée à un traitement en masse.
Politique de la double peine
Comme on peut s’y attendre, le camp des utilisateurs a un avis totalement opposé, et ses motivations sont tout aussi claires. Tout d’abord, le système de la réponse graduée ne remplace pas les sanctions auxquelles une personne s’expose pour violation du droit d’auteur, mais s’additionne à elles, car elle ne sanctionne pas la violation de droit d’auteur mais punit uniquement un «défaut de surveillance» d’une connexion Internet. Un utilisateur pourrait donc en même temps perdre son accès Internet et être attaqué en justice pour violation de droits d’auteur. On comprend facilement la réticence des utilisateurs, qui considèrent que l’on créée artificiellement un nouveau délit pour protéger les droits d’auteur, alors que ceux-ci sont déjà protégés par une loi spécifique. Cette réticence est renforcée par le fait que la peine est automatique, et, pour certains, disproportionnée dans un monde où l’accès à Internet devient indispensable.
Autre crainte: si la procédure est simplifiée pour les titulaires de droits, qui peuvent fournir un simple relevé informatique pour dénoncer un internaute, cela se traduit directement par une plus grande complexité pour ce dernier. Selon le projet, l’utilisateur qui contesterait sa faute serait obligé de se défendre en justice, et ce serait à lui de faire la preuve de son innocence11. Ceci est d’autant plus important que les erreurs dans ce domaine ne sont pas inexistantes: vu la taille de la tâche, les fichiers litigieux sont recherchés automatiquement et ne portent certaines fois que sur des similarités de noms de fichiers, et non sur l’examen de leur contenu. Il est déjà arrivé que des fichiers aux noms trop similaires à ceux d’un artiste ou d’une oeuvre aient ainsi été retirés de sites Internet suite à des plaintes erronées12.
Au final, la loi Hadopi propose un système très différent, mais parallèle, au système judiciaire classique – possédant même son propre «casier judiciaire»: la liste des internautes interdits d’accès Internet – et taillé sur mesure pour les titulaires de droits d’auteur. Un avocat l’a comparé à des privés qui mesureraient eux-mêmes la vitesse des automobilistes et dénonceraient ensuite ceux qui roulent trop vite à la police13. Il reste néanmoins à se convaincre que cette nouvelle complexité légale est vraiment nécessaire au regard du problème à résoudre: la répétition d’une infraction relativement mineure, mais à une grande échelle, justifie-t-elle un régime légal particulier tel que celui proposé par la loi Hadopi?
Des études peu fiables
Malheureusement, en l’absence de statistiques fiables, il est difficile de répondre précisément à cette question. Par définition, un phénomène illégal qui ne produit pas de traces se prête mal à la quantification. Si beaucoup d’organisations ont relevé ce défi, nombre de rapports qui en ont résulté étaient de mauvaise qualité, certains ayant été considérés «indigne(s) d’un étudiant de statistiques de première année»! Si les estimations du taux de copies non-autorisées sont critiquées, ce sont surtout les estimations des pertes subies qui font l’objet de controverses.
La plupart des statistiques qui attribuent des baisses de revenus constatés dans un secteur à la copie non autorisée prennent rarement en compte les autres facteurs potentiels. Par exemple, si une baisse des recettes dans le domaine de la musique a été observée ces dernières années alors que l’utilisation d’Internet augmentait, cela ne suffit pas à prétendre qu’il existe un lien de cause à effet entre les deux. En effet, sur la même période, le marché des téléphones portables a également explosé, et, le porte-monnaie d’un consommateur n’étant pas extensible, cela s’est forcément produit aux dépens d’autres loisirs, ce qui expliquerait une partie du phénomène.
Il faut aussi noter que la plupart de ces études proviennent d’organisations ayant un intérêt dans le domaine. De tels liens vont à l’encontre des règles de base des statistiques, quelles que soient les garanties d’indépendance fournies par ces études.
Bien entendu, l’absence de statistiques fiables ne signifie de loin pas que le problème soit négligeable. Néanmoins, dans le cas où un changement aussi conséquent que le projet de loi Hadopi est proposé, il serait souhaitable que sa nécessité soit justifiée par des données aussi objectives que possible, et non pas uniquement par les demandes des acteurs qui en bénéficieront le plus.
Certains observateurs ont relevé que l’industrie du divertissement semblait faire preuve d’une plus grande créativité pour inventer de nouveaux systèmes légaux que pour développer des modèles économiques efficaces. Il est vrai qu’au moment où la loi Hadopi commence à être discutée, la plupart des offres légales de contenu restent encore en retrait aujourd’hui, presque dix ans après que les premières bourses d’échanges sur Internet sont apparues13. Si ces offres légales ne peuvent pas se battre sur le terrain du prix, il demeure étonnant que la plupart d’entre elles offrent une moins bonne qualité que les sources illégales: présence de systèmes de protection technique bridant l’écoute ou l’utilisation, marchés segmentés empêchant d’accéder aux contenus dans certains pays (au moment de la vente ou par des systèmes comme les zones des DVD), etc.
Il est dommage que les mesures d’augmentation de l’offre prévues par Hadopi n’aient pas été considérées avant la création d’un nouvel arsenal juridique. La concrétisation d’un tel projet, déjà loin de faire l’unanimité, risque de provoquer une nouvelle «course aux armements»14, où les échanges de fichiers sur Internet se feront au moyen de nouveaux logiciels moins sensibles à la surveillance. L’avenir nous dira quelle formule, du bâton ou de la carotte, bénéficiera le plus aux auteurs. Mais jusqu’à présent, l’efficacité de la première reste encore à démontrer. I