Contrechamp

DES SUISSES À L’ESSAI

VOTATIONS – L’initiative «pour des naturalisations démocratiques», qui prive de recours les candidats déboutés et élargit les possibilités d’annuler les décisions, participe à la catégorisation des citoyens. La conseillère aux Etats Liliane Maury Pasquier y voit des relents d’Inquisition.

L’initiative populaire «pour des naturalisations démocratiques» durcit l’accès déjà ardu au passeport à croix blanche en rendant impossible tout recours contre une décision négative en matière de naturalisation. Cette velléité d’interdire aux étrangers de recourir s’accompagne, asymétriquement, du projet d’offrir aux autorités suisses une plus grande latitude pour annuler des décisions de naturalisation. Et même celles et ceux qui conservent leur nationalité helvétique ne sont que rarement reconnu-e-s comme «suisses parmi les Suisses». Une catégorisation des citoyennes et des citoyens qui rappelle de mauvais souvenirs et menace la société tout entière.
Ce n’est pas nouveau, l’obtention du passeport suisse par voie de naturalisation est semée d’embûches: « la Suisse est (…) le pays d’Europe qui impose le plus d’obstacles aux personnes désireuses de se faire naturaliser.1 Résultat: les étrangers en Suisse ne se naturalisent que peu. Depuis 2000, seuls 2,3% ont acquis la nationalité suisse.

Certes, depuis «Les faiseurs de Suisse», notre pays a admis la double nationalité et allégé les taxes liées aux naturalisations. Mais la durée de séjour de douze ans qui reste exigée avant d’enclencher la procédure demeure très longue. D’autant que ladite procédure s’étend sur près de trois ans, incluant des enquêtes et des examens de passage «qui ne ressemblent plus qu’à des bizutages».2 Ces enquêtes, conduites par les cantons et communes, observent l’adaptation et l’intégration des requérant-e-s notamment, à Genève, à travers leur stabilité professionnelle et leur participation aux manifestations locales. Des critères que bien des Suisses et Suissesses ne respectent pas: comme le dit cet Italien naturalisé Suisse: «On doit être plus suisse que suisse.3»

Ce qui n’est pas nouveau non plus, c’est que «l’exigence posée aux migrants repose sur le soupçon»4. La nouveauté, en revanche, c’est l’ampleur prise ces dernières années par l’idéologie du soupçon, sous l’influence de l’UDC. Dans sa portée d’abord, puisque, au-delà des «faux réfugiés», sont désormais stigmatisés les abuseurs en tout genre, dont les profiteurs de l’AI.5 Dans sa durée aussi, la méfiance se renforce: elle frappe les personnes étrangères au moment de la naturalisation, mais aussi bien au-delà. Au moment de la naturalisation, une initiative telle que celle «pour des naturalisations démocratiques» ne craint pas de jeter en pâture au peuple le sort des requérant-e-s: après tout, ce sont pour la plupart «des gens de deuxième rang, criminels, perfides et violents»6. L’alternative est simple, et inconstitutionnelle: les naturalisations par les urnes violent soit l’interdiction de l’arbitraire – lorsque les décisions se prennent pour des motifs obscurs –, soit la protection des données – lorsque sont communiquées à fin de décision des informations relevant de la sphère privée. Et en interdisant tout recours contre une décision négative, l’initiative, privant les requérant-e-s d’une procédure équitable, place le passeport suisse encore plus hors d’atteinte, «comme un généreux cadeau du peuple suisse à certains étrangers triés sur le volet.»7

Une fois devenu Suisse, l’étranger reste suspect. On le voit d’abord dans la loi, qui prévoit la possibilité, dans les cinq ans, d’annuler la naturalisation «obtenue par des déclarations mensongères ou par la dissimulation de faits essentiels»8. Ces annulations sont en nombre croissant: aucune n’a été prononcée en 1999, contre 8 en 2000, 36 en 2004 et 58 en 2007!9 Qui plus est, un projet de révision initié par la droite10 et approuvé par le Conseil fédéral veut porter le délai d’annulation à huit ans, notamment pour lutter contre les mariages blancs: mais «les soupçons d’abus peuvent, même si le mariage n’est pas fictif au sens strict du terme, déboucher sur l’annulation d’une naturalisation.»11 Dans les faits également, les études montrent que le marché du travail en Suisse opère une discrimination entre Suisses et étrangers, même lorsque ces derniers sont naturalisés. Une attitude qui trouve aussi sa source dans certains médias et leur art de monter en épingle les faits divers les plus sordides, «pour généraliser, amalgamer et faire monter l’émotion collective»12 en les attribuant par exemple à un «Suisse d’origine kosovare.»

Cette expression le montre: «un étranger naturalisé, ça fait un Suisse de plus mais pas un étranger de moins»13, il y a les «vrais» et les «faux» Suisses. La distinction n’est pas nouvelle: dans son Encyclopédie, Diderot décrit deux sortes de citoyens, les «originaires» et les «naturalisés». Sous «Genève», on y trouve carrément quatre ordres de personnes selon l’origine. Mais, dans notre Etat de droit, cette distinction s’avère contraire au principe de non-discrimination inscrit dans la Constitution, non-discrimination envers des citoyennes et citoyens qui, avec une même nationalité, doivent remplir les mêmes devoirs14 et jouir des mêmes droits. Cette distinction participe donc du fait que «la nationalité (…) revêt de plus en plus le caractère d’un privilège féodal»15, qu’on porte dans son sang ou qu’on ne porte pas, et que l’on ne peut jamais véritablement acquérir. Partant de là, l’étranger présumé coupable doit continuer à apporter la preuve de son irréprochabilité après être devenu suisse.

Dans les limites de la comparaison historique, cet état de fait évoque de tristes épisodes passés, dont certains remontent précisément à la fin du Moyen Age. Je pense à l’Inquisition espagnole, qui s’est attaquée aux juifs mêmes, expulsés du pays en 1492, mais aussi aux «conversos», ces anciens juifs devenus chrétiens dont certains continuaient en secret à pratiquer le dogme juif. Du simple fait de leur lignage, tous furent finalement suspectés d’être de «faux convertis»: le baptême ne suffisait plus à effacer la «tache» juive et seule la «pureté de sang» («limpieza de sangre») lavait les chrétiens de tout soupçon. Pour entrer dans l’Eglise et dans les ordres militaires, pour accéder aux emplois, il fallait démontrer que l’on n’avait pas d’ancêtres juifs.16

«L’appel à ‘nettoyer’ le pays des éléments supposés ‘inassimilables’, stigmatisés comme des ferments de désordre, d’insécurité et de perte d’identité»17 forme, selon Pierre-André Taguieff, l’un des traits caractéristiques des mouvements populistes contemporains d’Europe. C’est donc sans surprise que l’histoire rejoint le présent. En Suisse, ce présent est marqué par le durcissement des lois sur l’asile, sur les étrangers (LEtr) et par la méfiance croissante envers les personnes naturalisées. Un climat largement nourri par l’UDC, qui défend l’identité nationale au nom de l’unité du peuple. Le peuple, supposé tout puissant, est au centre de l’initiative «pour des naturalisations démocratiques», qui seul doit pouvoir décider, et de manière définitive, en matière de naturalisations. Dans la même lignée, l’UDC est à l’origine d’une initiative parlementaire pour rendre toutes les décisions démocratiques inattaquables en justice, et de l’initiative populaire «muselière» destinée à interdire presque toute activité d’information au Conseil fédéral autour des votations populaires18. Deux textes qui, en versant dans l’hyper-démocratie, vident la démocratie de son sens, le premier en ouvrant la voie à la tyrannie de la majorité, le second en menaçant la libre formation de l’opinion.

Mais revenons à nos moutons (!): en matière de politique des étrangers, l’intégration ne doit pas être qu’une coquille vide et un appât politique. Au parlement, une motion demande qu’elle aille au-delà de ce qui est prévu dans la LEtr.19 L’intégration passe par l’octroi plus large de droits politiques aux étrangers: «la jouissance de droits politiques, même après une présence relativement courte, pourrait grandement favoriser la naturalisation»20, laquelle doit rester accessible et donner le droit à devenir suisse à part entière. Pas de naïveté là derrière: les cas d’abus doivent être réprimés, et les droits assortis d’obligations. Mais la politique restrictive renforcée par l’initiative «pour des naturalisations démocratiques» continue de gonfler l’effectif d’étrangers en Suisse, qui se sentent mis à l’écart, ce qui est délétère pour le ciment social. Et la précarisation de la naturalisation remet en question le sens même de la nationalité. Un sens qui, dans le cas de la Suisse, se résume en quelques mots: l’unité dans la diversité. I

* Conseillère aux Etats socialiste, Genève.

1 «Des immigrés politiquement invisibles», Urs Hafner in Le Courrier, 31 janvier 2008.

2 «Nationalité et naturalisation», Philippe Bois in Devenir Suisse, Pierre Centlivres, Georg Editeur, 1990, p. 46.

3 Cité dans «La naturalisation comme rite de passage», ibid., p. 193.

4 «Des immigrés politiquement invisibles», Urs Hafner in Le Courrier, 31 janvier 2008.

5 A ce sujet, une étude en passe d’être publiée par l’OFAS conclut à un pourcentage d’abus nettement inférieur aux prévisions (voir La Tribune de Genève du 9 février 2008).

6 «Des immigrés politiquement invisibles», Urs Hafner in Le Courrier, 31 janvier 2008.

7 Idem.

8 La Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 prévoit certes la perte de la nationalité acquise par naturalisation, mais c’est en cas de «préjudice grave aux intérêts essentiels de l’Etat.»

9 Cf. «Retirer la nationalité devrait devenir plus facile», Le Temps, 31 janvier 2008.

10 Ce projet de la CIP-N fait suite à l’iv.pa. Lustenberger 06.414.

11 «Pas de mariage sans papiers, la nouvelle arme contre les abus», Le Temps, 6 février 2008.

12 Uli Windisch, Dans les médias et la cité, L’Age d’Homme, Lausanne, 2005, pp. 48-49.

13 Ibid., p. 67.

14 Sous l’angle des devoirs, relevons qu’en plus de ses obligations militaires et civiques, la personne naturalisée devrait respecter nos valeurs fondamentales, dont l’égalité entre hommes et femmes.

15 «Des immigrés politiquement invisibles», Urs Hafner in Le Courrier, 31 janvier 2008.

16 Cf. Histoire économique et sociale de l’Espagne chrétienne au Moyen Age, Ch.-E.Dufrourcq et J. Gautier-Dalché, Armand-Colin, Paris, 1976.

17 L’illusion populiste, Pierre-André Taguieff, Flammarion, 2007, p. 35.

18 Respectivement iv.pa. Schlüer 06.445 et iv.pop. 05.054.

19 Motion Schiesser 06.3445.

20 Uli Windisch, Dans les médias et la cité, L’Age d’Homme, Lausanne, 2005, p. 39.

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