Arts plastiques

CHYPRE, L’ÎLE DE L’ABOMINATION

TRAITE – A Chypre, de jeunes immigrées sont soumises à la prostitution forcée via les «visas d’artistes». Depuis Genève, l’association ACEES appuie l’action locale contre cette forme d’esclavage.

Le 23 mai 2007 est fondée à Genève l’association ACEES, Association contre l’exploitation et l’esclavage sexuels. L’élément fondateur de cette association remonte au 6 novembre 2006. Ce matin-là, Androula Henriques entend Célhia de Lavarène présenter sur France Culture son livre-témoignage Un Visa pour l’Enfer1. Elle ressent un choc à l’écoute du témoignage de cette journaliste sur son action au Libéria, dans le cadre d’une mission onusienne de lutte contre la traite des êtres humains. Elle décide aussitôt de se mobiliser pour soutenir les victimes de l’esclavage sexuel et entre rapidement en contact avec Mme de Lavarène qui, après son retour de sa mission libérienne, a fondé à New York l’ONG Stop International2. Début 2007, au cours d’un séjour prolongé dans son pays d’origine, Chypre, l’actuelle vice-présidente d’ACEES lit un article du Nouvel Observateur, «Chypre, île maudite»3. C’est pour elle un deuxième choc: elle prend conscience que le commerce des êtres humains n’est pas l’apanage des pays sous-développés dévastés par la guerre et la misère, mais que les mêmes horreurs ont cours à Chypre, pays membre de l’Union européenne depuis le 1er mai 2004.
La lecture de cet article aura au moins le mérite de lui révéler l’existence du père Savvas Michaelides, un pope de l’Eglise russe de Limassol. Ce religieux, mis au courant, au cours de confessions, de la réalité vécue par des jeunes filles slaves obligées de se prostituer par leurs employeurs propriétaires de cabarets, a fondé un refuge pour héberger les jeunes femmes qui réussissent d’une manière ou d’une autre à échapper à leur condition d’esclaves sexuelles. La rencontre avec le père Savvas et la visite de son refuge seront décisives pour Mme Henriques: elle remuera ciel et terre pour aider cet homme de bonne volonté. Tout d’abord à Nicosie même, avec quelques amies, sous forme d’une aide d’urgence au refuge, puis à Genève dès son retour à Pâques 2007, auprès de ses nombreuses connaissances et amis avec lesquels elle fonde l’ACEES.

En 2004, le père Savvas fonde donc un refuge pour accueillir les victimes rescapées de l’esclavage sexuel dans une maison prêtée par l’évêché de Limassol. Il est aidé dans la gestion de ce refuge par deux assistants sociaux qui ne perçoivent pas de salaires réguliers et doivent effectuer des petits boulots à côté de leur travail principal pour gagner à peu près décemment leur vie.

Le ministère de la Justice – sous certaines conditions – et les services sociaux chypriotes ont octroyé, dans un premier temps, une aide qui s’est avérée dérisoire pour subvenir au fonctionnement normal du refuge. Une demande de prise en charge des frais courants du foyer a alors été adressée à l’Eglise orthodoxe de Chypre et est restée sans réponse à ce jour. L’ACEES a alors apporté son soutien financier au père Savvas, pour éviter la fermeture de son refuge.

Il faut remarquer qu’à la suite de pressions réitérées de la Commission contre le trafic des êtres humains du Conseil de l’Europe, de l’ACEES et du passage remarqué de Célhia de Lavarène à Chypre en novembre dernier, un refuge gouvernemental a été ouvert à Nicosie le 27 novembre 2007: ce foyer, qui a connu d’emblée des problèmes de fonctionnement par manque de formation de sa première directrice, a néanmoins le mérite d’exister, et sa gestion va s’améliorant.

Le refuge du père Savvas, qui a déménagé dans la ville de Limassol, accueille de trois à dix jeunes femmes de provenances diverses, ce qui n’est pas sans occasionner des problèmes d’intendance, surtout après le départ d’un des assistants sociaux. Si bien qu’une famille a emménagé dans le bâtiment pour gérer les «conflits» naissant entre habitantes. Cet hiver, la vice-présidente d’ACEES, qui séjourne dans son pays d’origine, a, grâce à ses connaissances linguistiques, pris en charge personnellement cinq jeunes femmes originaires d’Amérique latine.

Le souhait de l’association genevoise est que l’Eglise chypriote s’engage rapidement et dans la durée à soutenir financièrement l’oeuvre du Père Savvas, car l’argent à sa disposition est limité.

Lors d’une conférence à l’Université de Nicosie organisée le 20 juin 2007 par Stop International au sujet du trafic des êtres humains, Marina Dimitriou lance un appel pour l’abolition des visas dits «d’artistes». Le 19 juillet 2007, le père Savvas adresse au président de la République de Chypre une lettre ouverte qu’il termine en demandant de considérer de manière radicale le problème de l’exploitation des jeunes femmes attirées à Chypre par des contrats d’artistes de cabarets. Ce problème sera repris en novembre 2007 au cours du séjour de la fondatrice de Stop International: le président de la République de l’époque, Tassos Papadopoulos, s’impliquera personnellement dans ce dossier et demandera au responsable des visas, Lazaros Savvidis, l’abolition, dans les quinze jours, du fameux «visa d’artiste». Cette démarche présidentielle, qui avait suscité d’immenses espoirs chez le père Savvas et ACEES, est malheureusement restée lettre morte. Même la visite du représentant de Stop International auprès des autorités compétentes, un mois plus tard, n’a pas permis de débloquer le dossier. Des fonctionnaires proches de ce dossier invoquent, sous le couvert de l’anonymat, des pressions multiples (lobby des cabaretiers; «mafia» du monde de la nuit), de la corruption, etc.

Le père Savvas ne perd pas courage et continue, haut et fort, à réclamer l’abolition du fameux visa4.

Le 24 février dernier, le nouveau président de la République de Chypre a été élu lors du deuxième tour d’une élection très disputée: Demetris Christofias, du Parti communiste chypriote. Ce dernier a promis de s’atteler sans tarder, avec son homologue de la partie turque, au problème de la partition de l’île. Nous avons grand espoir, suite à de premières prises de position encourageantes, que le nouveau gouvernement s’occupe rapidement du problème des «visas d’artistes» et de son corollaire: l’exploitation et l’esclavage sexuels, qui entachent l’image de Chypre à l’étranger. I

* Respectivement président et trésorière d’ACEES, www.acees.ch

1 Un visa pour l’enfer : Une femme combat les marchands de sexe, Fayard, 2006.

2 www. stopinternational.org

3 Le Nouvel Observateur, 1er mars 2007, «Chypre, l’île maudite», par Cécile Bontron.

4 Comme le montre un récent article publié dans La Croix du 22 février 2008, «Un prêtre demande à Chypre d’abolir les visas d’artistes», par Thomas Jacobi.

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