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LE COMA ÉTHYLIQUE, UN STYLE DE VIE?

ADDICTIONS – Les consommations d’alcool augmentent chez les adolescents des deux sexes, allant parfois jusqu’au coma éthylique. Préconisation des spécialistes: éduquer la relation à l’alcool.

L’alcool est une drogue légale, au même titre que le tabac. On en oublie que c’est une substance illégale en dessous de l’âge de seize ans, voire même de dix-huit ans pour les alcools forts. Si on a beaucoup étudié et écrit sur la dépendance à l’alcool dans la population adulte, on ne s’est intéressé que plus récemment aux habitudes de consommation des adolescents, beaucoup plus centrées sur des consommations excessives que sur la dépendance.
Même si les chiffres ont un peu baissé depuis 2002, et ceci probablement en lien avec une législation plus répressive sur la vente d’alcool après 21heures et une sensibilisation massive de la population, il n’en reste pas moins que les conséquences de l’abus d’alcool sont la première cause de mortalité chez les jeunes de quinze à vingt-neuf ans dans les pays occidentalisés.

Les chiffres sont éloquents et impressionnants: Les données épidémiologiques de l’ISPA (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies) montrent une augmentation spectaculaire de l’usage d’alcool chez les quinze-seize ans autant chez les garçons que chez les filles. Les chiffres, tant de la consommation hebdomadaire que des consommations excessives – plus de cinq verres par occasion dans le mois écoulé – ainsi que des états d’ivresse, ont pratiquement doublé entre 1986 et 2006. A quinze ans, près de la moitié des garçons et un tiers des filles ont connu au moins deux états d’ivresse.

Ce phénomène inquiète d’autant plus que l’adolescence est une période de vie de plus grande vulnérabilité. Selon un rapport de l’OMS (2000) 31,5% des décès de jeunes entre quinze et vingt-neuf ans en Europe et aux Etats-Unis sont liés à l’alcool seul. En Europe, environ 60 000 jeunes meurent chaque année des conséquences directes de l’alcool. C’est en fait la première cause de décès chez les jeunes hommes européens.

En effet, l’alcool est particulièrement toxique chez les adolescents. Leur corps n’est pas encore mature, en particulier le foie dont les enzymes ne sont pas fonctionnels comme chez l’adulte, ainsi que le cerveau des jeunes qui est en pleine mutation. Il n’en reste pas moins que, malgré ces informations, les jeunes boivent. Et s’ils boivent, c’est que, tout comme les adultes, ils aiment l’effet psychotrope de cette substance qui est un désinhibiteur très efficace et un euphorisant à doses légères à moyennes.

Rappelons que l’adolescence est une période de crise. Premièrement de crise neurologique: les travaux de Jay Giedd1 montrent que l’adolescence est une phase de grand remaniement cérébral. Giedd montre que, contrairement aux idées reçues, tout n’est pas joué avant six ans ni avant douze ans comme le pensait Piaget, puisqu’une étape de prolifération neuronale très intense qui atteint son paroxysme entre onze et douze ans est ensuite suivie d’une phase d’élagage, d’abord rapide, puis moins intense après vingt ans. Pour Giedd, ce travail de maturation se poursuivrait jusqu’à vingt-cinq ans. Le processus d’élagage fonctionnerait selon le principe de use it or lose, en français: on s’en sert ou on le perd.

Les cellules qui sont utilisées vont survivre et prospérer, les autres vont disparaître. Cette réduction va réduire l’énorme éventail de possibilités du jeune cerveau, mais aussi lui donner plus d’efficacité. La perte de matière grise diminue le nombre de connexions, mais celles qui subsistent deviennent plus rapides. La première partie à terminer sa maturation est celle de la coordination des mouvements et la dernière partie du cerveau à mûrir est celle du cortex préfrontal. Ce dernier est le siège des fonctions exécutives, c’est-à-dire anticiper, se fixer des priorités, organiser sa pensée, réprimer ses impulsions et penser aux conséquences de ses actes. Sans doute une des raisons pour laquelle les adolescents ont des comportements impulsifs et n’arrivent souvent pas à anticiper les conséquences de leurs actes.

La consommation d’alcool dans ce contexte n’arrange rien. Lors du traitement de l’information, les adolescents utilisent plus l’amygdale, qui est le centre émotionnel du cerveau, par défaut de maturité du cortex préfrontal, plus utilisé par les adultes. Cela pourrait expliquer pourquoi les adolescents réagissent souvent plus impulsivement et émotionnellement que les adultes. Enfin, le cervelet, qui atteint sa maturité à vingt-cinq ans, serait impliqué dans les apprentissages complexes tels les mathématiques, la musique, la conduite automobile et les compétences sociales.

Les travaux d’Edward Levin montreraient que les substances consommées dès l’adolescence seraient plus fréquemment génératrices d’addictions en raison probablement des remaniements de ce jeune cerveau orientés vers une sélection des voies neuronales conduisant à une efficacité maximale. Le développement de l’addiction, c’est-à-dire d’un trouble du comportement impliquant la poursuite de la prise d’alcool malgré ses conséquences négatives, diminue l’éventail des comportements que l’adolescent pourrait développer à cet âge pour lui permettre de mieux faire face à la vie adulte.

L’adolescence est aussi une période de crise physique et psychologique: les changements physiques de la puberté sont parfois si rapides que l’image du corps des adolescents peut être perturbée. Le corps comme repère spatial peut être déstabilisé au point que certains adolescents ont l’air très maladroit pendant un temps: ils n’ont pas encore fait les réglages que leurs nouvelles proportions nécessitent.

Ce nouveau corps est une source d’étonnement, de découvertes, d’inquiétude parfois. Il est à l’origine d’une multitude de possibilités nouvelles que les adolescents explorent la plupart du temps avec jubilation. Quel exploit de battre son père à la course ou à ski, quelle satisfaction de se découvrir plus grande que sa mère et regardée par les mêmes hommes! Et en même temps, quelle inquiétude parfois de quitter le monde connu et rassurant de l’enfance.

L’adolescence est une phase d’accélération de la maturation sexuelle, elle est contingente d’un intérêt plus marqué pour le monde extérieur à la famille et une perte d’influence des parents sur le jeune. Cet élargissement des centres d’intérêts crée un contexte d’opportunités et de choix multiples qui s’offrent comme modalité d’affirmation de son existence à travers de nombreuses expériences relationnelles. Ces conquêtes, ces explosions de possibles sont souvent vécues dans un climat de grande intensité émotionnelle qui suscitera bien des nostalgies quelques années plus tard.

Face à ces multiples choix, l’adolescent sera parfois enclin au doute, à l’inhibition, à la crainte de l’échec et du sentiment d’humiliation, à la morosité et à l’ennui: «Je ne sais pas quoi faire…» comme une complainte de la difficulté à investir le monde, à le penser.

Le paradoxe dans lequel nous plongeons nos adolescents, c’est que nous leur demandons de devenir autonomes parce que c’est l’idéal individualiste que porte notre société, mais nous savons par ailleurs que cela est impossible et qu’il s’agira en fait d’être bien ou mal attaché aux autres.

Dans ce contexte, l’addiction peut s’offrir comme une solution à l’embarras du choix. Pour un certains nombre de jeunes, une substance ou une conduite peut venir occulter tout le reste, au point de devenir la préoccupation, l’activité, unique et exclusive et ainsi ne plus laisser de place pour penser à autre chose, à tous ces choix qui sont à faire.

En conclusion, on peut retenir trois bonnes raisons de ne pas boire d’alcool à l’adolescence: la toxicité directe de l’alcool sur l’organisme adolescent, le fait que l’aptitude à la prise de décision, et donc l’aptitude au contrôle, n’est pas mûre avant vingt–vingt-cinq ans et le risque très accru de développer une addiction au détriment d’autres comportements plus adaptés. Au fond, si la loi tenait compte des processus de maturation du cerveau, l’alcool serait interdit au moins de vingt-cinq ans.

Comme, malgré tout, des jeunes consomment de l’alcool, et de plus en plus, nous sommes, malgré la dangerosité de cette substance, amenés à leurs donner des messages éducatifs de réduction des méfaits. En effet, les études tirées de la pratique clinique s’accordent à dire que l’interdit seul est nettement insuffisant pour aider le jeune à mieux faire avec son besoin de tester ses limites. Par exemple, il est important de discuter avec eux de l’importance de rester sur place si la soirée est trop arrosée, de se cotiser pour rentrer en taxi plutôt qu’en scooter ou en voiture ou d’avoir le numéro d’un adulte de référence si nécessaire. Il est important qu’ils connaissent la composition en alcool de ce qu’ils boivent et à quoi cela correspond en termes d’alcoolémie et de conséquence sur le comportement.

De même, il est important que les jeunes sachent quoi faire face à un copain qui a trop bu: le mettre en position latérale pour éviter qu’il ne s’étouffe avec ses vomissements, le couvrir pour compenser l’hypothermie et surtout appeler le 144 s’il n’est plus réveillable. Ces messages sont indispensables, comme est indispensable la pose de limites claires de la part des adultes et de la loi. I

* Respectivement psychiatre au Service d’abus de substances des HUG et psychologue.

1 Publiés dans la revue PNAS, 25 mai 2004.

«Les adolescents et l’alcool: le coma éthylique, un style de vie?» était le thème de la deuxième conférence-débat du cycle grand public «Coup de projecteur sur les addictions» organisé par le Service d’abus de substances des Hôpitaux universitaires de Genève le 18 mars. Les deux prochaines conférences du cycle traiteront les thèmes «achats, travail, sexe, internet… et dépendances» (24 juin) et «addictions, la faute à qui?» (23 septembre). Auditoire Louis-Jeantet, ch. du Rieu 7, Genève, de 18h30 à 20h.

Opinions Contrechamp Rita Manghi

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