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Crise laitière et idéologie

Carnets paysans

Tout commence le week-end des 4 et 5 octobre par un article de la NZZ am Sonntag intitulé «25 000 vaches menacées d’abattage». Le journal de la banque zurichoise semble pris de passion pour le marché du lait. Gina Bachmann, autrice de l’article, rapporte les cas de deux agriculteurs qui ont fait abattre des vaches. Le coupable? Donald Trump et ses 39% de taxes douanières qui, selon Bachmann et les deux producteurs interrogés, touchent les exportations de fromage et de chocolat vers les Etats-Unis au point de déséquilibrer le marché helvétique. La nouvelle est reprise dans de nombreux médias dans la semaine qui suit. Pour qui connaît un tant soit peu le marché laitier, la ficelle est cependant un peu grosse.

Le secteur ne dépend, en effet, pas essentiellement des exportations de gruyère aux Etats-Unis qui représentent un tiers de l’ensemble du Gruyère exporté (4300 tonnes sur 13 000). Cela ne représente pas grand-chose par rapport aux exportations de divers produits laitiers vers l’Europe qui, elles, sont en augmentation continue ces dernières années.

Dans ces conditions, l’article de la NZZ am Sonntag ressemble à un coup politique. Un des deux agriculteurs interrogés – qui a fait abattre quatre vaches – est justement le conseiller national UDC zurichois Martin Hübscher. Comment l’exploitation de Hübscher, diversifiée et partiellement orientée vers la vente directe, est-elle touchée par les droits de douane étasuniens? La NZZ am Sonntag se garde bien de l’expliquer. Elle préfère des notations impressionnistes qui contribuent à la confusion: «’Il s’agissait de vaches âgées, dont la viande est désormais transformée en hamburgers, explique [Hübscher]. La majeure partie est destinée à McDonald’s.’ Justement le restaurant préféré de Trump, qui a contribué à provoquer la crise.»

Au contraire du quotidien zurichois, la Bauernzeitung – organe de l’aile modérée de l’Union suisse des paysans (USP) – du jeudi 9 octobre appelle au calme. Un long article de la rédactrice en cheffe est suivi par un commentaire du directeur de l’USP, Martin Rufer qui appelle à ne pas «prendre des décisions précipitées».

Si même l’organisation professionnelle majoritaire minimise la crise, quel objectif poursuit la NZZ? Deux mois après l’annonce du Premier août, la bourgeoisie industrielle helvétique cherche à cimenter une large alliance pour la défense des intérêts des industries d’exportation (Lire Le Courrier  du 7 août 2025). Dans ce but, l’importance des exportations dans l’économie laitière est surévaluée pour donner l’illusion d’intérêts communs entre agriculture et industrie. Les quatre vaches transformées en hamburger sont le symbole qu’il faut pour rechercher le soutien de la paysannerie à la cause des exportateurs.

La diminution des droits de douane obtenue le 5 novembre dernier par un aréopage de capitalistes a-t-elle mis un terme à la campagne sur l’excédent laitier? Non, à lire le Schweizer Bauer. Dans une brève du 2 décembre, l’organe de la droite agrarienne radicalisée affirme que bientôt «chaque premier kilo de lait pourrait être jeté directement dans une installation de production de biogaz».

Si cette campagne se poursuit, c’est parce que la fausse crise des taxes douanières en dissimule une vraie. Le marché laitier est en crise depuis vingt ans, sans aucun lien avec la politique commerciale des Etats-Unis. La libéralisation de la production et la régulation confiée à une structure corporatiste (Interprofession du lait) où domine l’industrie de la transformation provoquent un état de crise permanent du secteur.

On pourrait ainsi assister dans les années qui viennent à la disparition d’une des plus grosses entreprises de transformation du pays, Cremo, en grandes difficultés et qui vient de se séparer de son directeur général (Le Temps, 27 novembre 2025).

Les solutions à cette crise structurelle sont connues: revoir le mode de régulation, mettre fin à un financement de l’agriculture qui privilégie la rente foncière sur le travail et réduire l’élevage dans toute la mesure du possible au profit de la production de protéines végétales. La fraction radicalisée de la bourgeoisie agrarienne représentée par l’UDC bataille pour repousser ces solutions qui mettent en danger ses privilèges. Elle n’hésite pas, pour ce faire, à répandre de fausses analyses qui ajoutent de la confusion à la crise structurelle et empêchent d’envisager une issue rationnelle à celle-ci.

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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