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La paysannerie, graine de changement ?

Entre un panafricanisme populaire porté par le gouvernement Traoré et les inquiétudes quant à une dérive despotique du régime militaire en place, le Burkina Faso nourrit un débat complexe. Dans ce contexte, le CETIM scrute la souveraineté alimentaire et la paysannerie burkinabè, affichées au cœur de l’actuelle stratégie de «renouveau national».
80% de la population active burkinabè travaille dans l’agriculture, le plus souvent au sein de petites exploitations familiales. FLICKR/TREEAID/CC
Burkina Faso

Depuis sa prise de pouvoir par un coup d’Etat en septembre 2022, le capitaine Ibrahim Traoré assume la présidence du Burkina Faso en ne laissant personne indifférent: pour certains, il incarne un tournant historique qui marque une rupture avec l’ordre néocolonial et le début d’une révolution panafricaine populaire; pour d’autres, il s’agit d’un énième coup de force despotique orchestré par un régime militaire. Cet article tente d’apporter un éclairage original, à la lumière des rapports de force en présence, en donnant la parole aux mouvements sociaux burkinabè – paysans en particulier.

Le Burkina Faso affronte depuis des années une situation de guerre, principalement dans le nord, sous la menace djihadiste, et subit depuis 2022 une pression internationale accrue, qui s’est manifestée par des régimes de sanctions imposés par la France, la Banque mondiale, l’Union européenne et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Héritier d’un long passé colonial et d’un endettement illégitime, le gouvernement Traoré cherche à restaurer la souveraineté nationale et à s’inscrire dans une nouvelle dynamique panafricaine.

Avec ses partenaires de l’Alliance des Etats du Sahel – le Mali et le Niger –, le pays remet en cause le franc CFA et envisage une monnaie indépendante ou commune, tout en se désengageant progressivement du FMI, de la Banque mondiale et de la BCEAO (Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest). Le refus de nouveaux emprunts occidentaux marque une volonté de sortir de la dépendance financière.

Sur le plan économique, le Burkina Faso s’est lancé dans une dynamique de nationalisation des secteurs stratégiques. En 2023, l’Etat a repris le contrôle des grandes mines d’or. Un nouveau code minier adopté en 2024 renforce la souveraineté sur les ressources, augmente la part étatique dans les sociétés minières, impose la transformation locale et crée une réserve stratégique d’or. En 2025, un centre de traitement des résidus miniers a été inauguré.

La reconquête économique englobe aussi l’agroalimentaire, via des nationalisations et l’industrialisation d’usines dans les secteurs de la production sucrière, de la transformation laitière et de la production/transformation de la tomate, filière-clé du pays. Malgré un contexte régional conflictuel, ces choix constituent des leviers essentiels pour asseoir une souveraineté réelle et renforcer les capacités de l’Etat à financer des politiques sociales.

La parole aux paysan·nes

Au Burkina Faso, 80% de la population active travaille dans l’agriculture (environ 32% du PIB national) et près de 90% des fermes sont des exploitations familiales de moins de cinq hectares, caractérisant la prédominance d’une agriculture de subsistance. Cela montre à quel point les petits producteurs d’aliments paysans, nomades, éleveurs et communautés de pêcheurs artisanaux sont des acteurs centraux de la société.

C’est à cette lumière que le gouvernement a lancé son «Offensive agropastorale et halieutique 2023-2025», avec pour objectif l’autosuffisance et la souveraineté alimentaire. Dans ce cadre, de nombreux investissements ont été réalisés: équipements agricoles, infrastructures de transformation locales, soutien aux filières céréalières, rizicoles et horticoles. Les résultats sont palpables: la production de tomates, de riz et de maïs a considérablement augmenté entre 2022 et 2024, et, depuis, l’exode rural a baissé1> «How Burkina Faso wants to achieve food sovereignty», Africa’s New Directions, Al Jazeera, www.youtube.com/watch?v=Gr4qjvShT0U&t=106s.

Au-delà des chiffres, c’est l’engagement des communautés rurales qui impressionne. Longtemps marginalisées, elles forment le cœur du nouveau projet de société, désormais reconnues comme les sujets politiques du changement. Deux leaders de terrain, M. Alassane Nakande (maillon essentiel de la Convergence ouest africaine des luttes pour la terre et l’eau2> La Convergence globale des luttes pour la terre et l’eau en Afrique de l’Ouest est un mouvement social de paysan·nes et autres travailleur·euses des zones rurales. Créé à la suite du Forum social africain de Dakar en 2014, le réseau est composé de 15 plateformes nationales. A l’échelle sous-régionale, l’initiative vise à promouvoir des systèmes alimentaires plus équitables et démocratiques et défend l’accès légitime aux ressources naturelles (terre et eau), ainsi que les droits humains qui en découlent. et directeur exécutif du Mouvement africain pour les droits environnementaux) et Mme Ouédraogo Ouandegma (présidente de la Coordination burkinabè des organisations paysannes, membre de la Via Campesina et du Syndicat des travailleurs de l’agropastoral) témoignent des changements profonds en cours.

Renforcement de la production paysanne locale

Pour Mme Ouandegma, l’initiative en matière de protection et promotion de la production locale «est positive, en ce qu’elle accompagne concrètement les organisations paysannes dans la consolidation de leurs moyens de production, des filières, coopératives paysannes et marchés locaux». La représentante paysanne témoigne des «efforts gouvernementaux», qui ont «permis d’accéder à des outils et matériaux de production et transformation agricole (unités de transformation du riz, tracteurs…)». Grâce à cette initiative, «ce sont les petits producteurs et les coopératives paysannes locales qui livrent directement leurs produits dans les hôpitaux, les mairies, les cantines scolaires, les prisons… Ce qui a permis de mettre en œuvre des circuits courts, d’ouvrir les marché aux plus petits producteurs, de promouvoir les produits locaux».

Politique foncière et droit à la terre

Historiquement, le Burkina Faso a été confronté à de larges vagues d’accaparement des terres par des opérateurs privés et financiers qui ont profité d’un cadre légal flou et permissif. Face à cela, M. Nakande souligne que «grâce à la volonté des autorités de s’attaquer à ce phénomène via la révision des lois pro-accaparement, une meilleure re-distribution des terres est en voie d’être rendue possible». Le dirigeant paysan précise que ces changements législatifs sont «accompagnés de mesures d’appui, notamment sous forme de kits d’installation pour les jeunes paysans». Le processus s’inscrit «dans une logique plus large de renforcement de la sécurité et de la souveraineté alimentaire», avec d’autres initiatives en cours – recherches-actions, études de faisabilité, mesures concrètes – visant à «valoriser le rôle des producteurs agricoles et à leur redonner une place centrale dans les politiques publiques».

Pour sa part, Mme Ouandegma affirme que la politique foncière des autorités «permet de renforcer la sécurité et la reconnaissance juridique des droits d’occupation des terres pour les paysans et les paysannes». Elle se réjouit également de l’engagement pris par le gouvernement d’accorder au moins 30% des titres fonciers à des femmes productrices.

Politiques agroécologiques

Dans le domaine de l’agroécologie – concept et pratiques charnières portées par le mouvement paysan international – M. Nakande souligne qu’«au niveau de l’Assemblée nationale et du Sénat, une commission conjointe a été créée pour aborder les défis qui entourent la promotion de l’agroécologie. Dans la même lignée, une loi a été adopté, promouvant l’utilisation d’intrants biologiques».

Dans sa stratégie nationale (SND-AE 2023-2027), le gouvernement burkinabè soutient l’intensification des pratiques agroécologiques, en collaboration avec les organisations paysannes, afin d’assurer durablement la sécurité alimentaire et nutritionnelle dans un contexte marqué par des crises climatiques – diminution des pluies, détérioration des sols et des ressources hydriques, disparition de la biodiversité, sécheresses, inondations, etc.

Une dialectique à l’œuvre

Un autre grand chantier agroécologique concerne la revendication d’abandon progressif des pesticides chimiques émise par les acteurs ruraux. A cet effet, de nouveaux espaces de négociations et de plaidoyer ont été ouverts. Mme Ouandegma note une «volonté partagée, tant du côté du mouvement rural que des autorités, de diriger résolument le pays vers une transition agroécologique tangible».

Protection des semences paysannes

Concernant la question des ressources phytogénétiques et la protection des semences paysannes, M. Nakande constate des évolutions positives. D’abord avec la «création d’une Commission dédiée aux ressources phytogénétiques, qui offre un cadre politique permettant d’œuvrer en faveur des propositions de la paysannerie». Ensuite avec l’adoption d’une nouvelle loi agropastorale qui reconnaît le statut d’agriculteur/paysan et renforce la protection du droit aux semences. «Cette loi pose les bases d’un cadre favorable à la conservation des semences, notamment à travers la mise en place d’une base de données dédiée». Pour le représentant paysan, il s’agit d’un véritable saut qualitatif: «Désormais, chaque paysan pourra participer activement à la préservation du système alimentaire local et au maintien de la biodiversité».

Il est évident que le monde paysan doit constituer une force politique au cœur du processus de transformation sociale, économique et politique du Burkina. Ce processus se fera avec lui, ou il ne se fera pas. Mais, faut-il le rappeler, tout processus de transformation politique s’accompagne inévitablement de trajectoires dialectiques, marquées par des tensions internes et des contradictions constantes. D’autant dans un pays comme le Burkina Faso. Pourtant la grande majorité des analyses externes tendent à ignorer cette complexité des rapports de force, au profit de jugements manichéens et décontextualisés, bien souvent eurocentriques.

Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille fermer les yeux face aux dérives autoritaires du régime, lesquelles doivent être nommées: arrestations de journalistes, répression contre des mouvements sociaux anti-impérialistes comme le Balai citoyen ou autres organisations sociales, interdictions de partis politiques, prolongation du régime militaire. Si la guerre et les pressions extérieures peuvent expliquer certaines décisions, elles ne justifient pas la violation des droits fondamentaux de la population.

Tout processus politique transformateur qui se veut progressiste a besoin du débat démocratique. Les critiques internes comme externes – si constructives et en dehors de toute logique impérialiste – peuvent et doivent contribuer à orienter ce processus vers une réelle émancipation populaire, et à corriger le tir si nécessaire. Ce qui se passe au Burkina Faso est une tentative inédite d’un renouveau panafricain, axée sur un modèle de développement autocentré et autodéterminé – un tournant dans un continent qui continue de subir le joug néocolonial. Dans ce contexte, le gouvernement Traoré bénéficie d’un soutien populaire considérable, émanant en particulier des mouvements sociaux des zones rurales et de la jeunesse, qui refusent la fatalité néocoloniale et revendiquent une souveraineté nationale et populaire.

Il ne s’agit pas d’idéaliser. Mais, dans un monde encore structuré par des rapports de domination néocoloniaux profonds, toute tentative de libération nationale mérite d’être examinée et accompagnée, surtout si elle est portée par les classes populaires et les mouvements sociaux de base. Dans ce genre de processus, la seule garantie significative contre les revers est un dialogue didactique entre les forces populaires et le gouvernement. L’enjeu permanent est donc, pour le CETIM, de rester une plate-forme pour la souveraineté populaire, ancrée dans le soutien des masses populaires, et non isolée de celles-ci.

Notes[+]

Raffaele Morgantini est représentant du Centre Europe-tiers monde (CETIM) auprès de l’ONU.