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Chemin faisant

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C’est encore loin?»

Combien de fois mes enfants m’ont-ils posé cette question, surtout lors de nos marches en nature. La dernière fois, c’est pendant nos vacances d’automne. Malgré une météo obstinément pluvieuse, j’insiste pour les emmener en forêt dès qu’un peu de lumière perce les nuages.

– On va où?, demandent-iels, l’un après l’autre, dès que nous sortons de la voiture qu’un ami m’a prêtée pour la semaine.

Je me contente de répondre:

– Vous verrez!

Tout en savourant les lieux: forêt de non-lieu entre plaine et montagne, mélange de feuillus et de conifères dont je refuse de retenir les noms avec la même obstination que la pluie qui tombe cette semaine-là. Quelques rayons de soleil, fragiles et intermittents, illuminent les ramures jaunes et rouille, tandis que nos pieds foulent un sol humide recouvert de feuilles aux mêmes couleurs.

– C’est encore loin? me demandent-iels cette fois en chœur.

Je réponds sans laisser place à la négociation:

– Non, mais on va marcher un moment.

Puis je les entends entamer une discussion, la stratégie qu’iels ont développée depuis l’enfance pour parer à l’ennui des marches sans cousines ni amis. Et grâce à cette discussion, iels finissent par oublier le lieu à atteindre.

Les trois nous marchons jusqu’à la route de gravats qui traverse le bois. Je décide de poursuivre vers le point où le chemin contourne le versant. Je ne dis rien, je continue simplement d’avancer. Iels ne protestent pas. Une fois arrivé·es, nous observons l’eau qui ruisselle sur la pente rocheuse, puis rebroussons chemin.

Au retour, leurs discussions se font plus rares. Je les vois s’abandonner, comme moi, au contact de ce qui nous entoure: la douceur de l’étang en contrebas, les feuilles dont le feu s’éteint avec la lumière du jour, les vaches noires et massives, impassibles, qui s’approchent du sentier. Iels marchent sans attente, juste dans le moment. Et nous y sommes, ensemble, sereins.

J’aime cette bascule imperceptible vers des espaces de présence. Ces moments fragiles, fugaces, toujours à réinstaller. La nature est l’endroit où j’ai toujours su les recréer.

C’est surtout pour cela que je les emmène marcher: leur offrir des instants où l’on n’attend rien. Où l’on ne cherche pas à «réussir» sa journée en la remplissant d’activités, où l’on ne subit pas le rythme imposé par la scolarité ou par un emploi, mais où l’on se contente simplement de vivre, en ressentant ce qui nous entoure.

Et je crois que si, en pleine adolescence, iels acceptent encore de me suivre, c’est qu’iels reconnaissent aussi ce souffle précieux.

De retour dans la voiture, nous mettons à tour de rôle des chansons de nos playlists. Je roule lentement sur des routes secondaires désertes. Je m’étais tenue à l’écart de ces lieux pendant plusieurs années, depuis que la relation à l’homme avec qui je les traversais s’était défaite. J’avais cessé d’y venir, craignant que ces lieux n’éveillent trop de souvenirs. J’ouvre la fenêtre, j’entends les enfants faire de même. En m’imprégnant du crépuscule qui tombe, je savoure le fait de m’être réapproprié ces lieux. Comme une étape franchie, vers plus de force et de sérénité.

Ma fille et moi levons les yeux au ciel quand mon fils choisit un vieux titre de Niska. Puis on finit par chanter ensemble le refrain.

«Elle fait la go qui connaît pas Charo/Elle m’a vu à la télé, elle a dansé ma choré»

Dehors, les sommets s’obscurcissent. Une lumière douce révèle les champs alentour et fait scintiller les fragments de métal des habitations dans la vallée. Demain, la pluie recommencera à tomber. Mais aujourd’hui, nous avons su lui dérober de précieux instants.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel, à partir d’un thème proposé par la rédaction.

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