Je tire ce titre du dernier ouvrage en date de Jean François Billeter1>Jean François Billeter, Nouvelles esquisses, Allia, 2025.. Dans l’une de ses lumineuses Nouvelles Esquisses, il dresse le portrait robot du capitalisme tout en rappelant que celui-ci est par essence nihiliste, «puisque sa finalité n’est autre, si l’on peut jouer sur les mots, que l’accumulation sans fin ni fins du capital. Sans fin, précise-t-il, parce que cette accumulation peut se poursuivre indéfiniment, sans fins parce qu’elle n’a d’autre finalité qu’elle-même.» Idéologie sans foi ni loi, enfin pas vraiment… car Jean François Billeter ajoute que les capitalistes ont «développé une ‘science’ économique qui leur permet d’écarter au nom de la science tout jugement moral sur ce qu’ils font». Des lois économiques donc, faisant fi de toute idée de limite et de limitation. A l’heure où nous venons de franchir une septième limite planétaire (celle du niveau d’acidification des océans) mais aussi quelques mois après une votation qui a suscité des crispations, il vaut la peine de s’y intéresser de plus près.
Deux ouvrages nous y aideront. Tout d’abord L’être humain et le système Terre du géographe et enseignant Daniel Curnier2>Daniel Curnier, L’être humain et le système Terre: comprendre et agir face aux limites planétaires, LEP, 2024., livre dont le sous-titre est carrément programmatique: comprendre et agir face aux limites planétaires. Bien loin des caricatures, ce manuel 2.0 offre l’opportunité à tout un chacun de prendre au mot – de façon paradoxale – celles et ceux qui, au sortir du 9 février 2025, renvoyaient les Jeunes Vert·es à leurs études3>Cf. Yann Pauchard, «Les Suisses renvoient les Jeunes Vert·es à leurs études», Le Temps, 10 février 2025.. En la matière, tout le monde est renvoyé à ses études. Tout le monde doit remettre à plat ses connaissances et être prêt à assumer les conséquences de sa méconnaissance du système Terre. Gageons même que celles et ceux qui s’en tirent le moins bien ne soient pas les Jeunes Vert·es mais bien les adversaires acharnés de toute limitation. Ces hommes et ces femmes sans fin ni fins refusant de reconnaître les défis actuels, ceux que Daniel Curnier expose méthodiquement dans les pages conclusives de son livre dans l’espoir que nous sachions les relever. Parlant de programme, il n’est, à la réflexion, pas sûr que le sous-titre choisi soit le bon car plus que d’agir face aux limites planétaires ne faudrait-il pas agir avec elles et, pour cela, face aux tenants d’un capitalisme mortifère?
Récemment parues, les Leçons des limites planétaires4>Dominique Bourg, Leçons des limites planétaires, collection Système terre, n°4, Actes Sud, 2025. de Dominique Bourg, bref et dense texte commentant un article de la revue Science Advances de septembre 2023 consacré au dépassement (alors) de six limites sur neuf, viennent prolonger utilement ce travail. Tout d’abord en répétant l’évidence, à savoir que «le référentiel des limites planétaires n’a cessé de s’imposer, de s’enrichir et de s’affiner». Ensuite en rappelant que la limite au sens de seuil ou de point de non-retour est d’un usage complexe, difficilement maîtrisable et qu’il s’agit plutôt de porter attention à la «dynamique d’éloignement des équilibres antérieurs», en l’occurrence ceux propres à l’Holocène, période extrêmement stable de la géo-histoire, sans laquelle nos sociétés n’auraient pu se développer (en bien ou en mal). Que nous partagions (ou non) toutes les leçons – leçons démographique, quantitative, qualitative, normative et spirituelle – identifiées par Dominique Bourg, nul doute à avoir: nous nous approchons à grand pas d’une zone où l’habitabilité même de la planète se verra compromise. A dire vrai, il n’y a «qu’une profonde bascule de civilisation» qui puisse enrayer ce processus. Encore faut-il que nous soyons prêts à refuser ce capitalisme d’essence nihiliste se défiant de toute limite et de toute finalité autre que la sienne.
Ce qui est certain, c’est que ces lectures projettent une lumière crue sur l’adoption à l’été 2024 d’un nouveau Plan d’études cadre pour les écoles de maturité gymnasiale mettant uniquement dans les mains des professeur·es d’économie l’objet d’études «limites planétaires». Cela dépendra donc des économistes et de leur capacité à s’inscrire en faux par rapport à la doxa. Certaines personnes s’y essaient déjà, fort heureusement serait-on tenté de dire. Elles ne seront peut-être pas les seules…
Notes