Peu d’économistes ont compris les dynamiques complexes du capitalisme comme Hyman Minsky. Pourtant, ses idées hétérodoxes restent sous-estimées dans le courant dominant, même après le «moment Minsky» de 2007, lorsque l’instabilité financière a révélé que les crises sont une caractéristique inhérente du capitalisme moderne. Aujourd’hui, alors que des institutions comme le FMI1>Fonds monétaire international, Global financial stability report – April 2025: Enhancing resilience amid uncertainty, 2025. alertent sur l’instabilité financière croissante, le travail de Minsky rappelle que la politique économique doit rester flexible, en mobilisant l’ensemble des outils disponibles. Plus largement, une telle imprévisibilité exige des économistes une agilité intellectuelle: dépasser les modèles abstraits pour adopter un cadre pluraliste fondé sur la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, et avant tout axé sur le bien-être humain plutôt que sur l’élégance abstraite pour elle-même.
Minsky (1919-1996) estimait que la théorie économique doit être ancrée dans les processus qu’elle cherche à expliquer. Cela est particulièrement marqué en macroéconomie, où les modèles abstraits ignorent souvent les interactions entre entreprises, agents privés, banques centrales et gouvernements, rendant les économies vulnérables à l’instabilité.
Bien que le cadre de Minsky semble abstrait au premier abord, sa pertinence apparaît lorsqu’on l’applique à un aspect souvent négligé: la politique budgétaire. Trop souvent, l’abstraction réduit cette politique à un simple équilibre entre recettes et dépenses, soumis à des règles arbitraires comme les freins à l’endettement – un mécanisme dépourvu de fondement empirique qui domine pourtant encore l’élaboration des politiques économiques. Les budgets publics devraient plutôt être envisagés comme des instruments visant des objectifs plus larges: stabilité, plein emploi et bien-être social, comme Minsky l’entendait. Cela implique de repenser notre manière d’étudier l’économie. Par exemple, les économistes Jacob Assa et Marc Morgan2>Assa, J., & Morgan, M., «The general relativity of fiscal space: Theory and applications», Review of Political Economy, 24 avril 2025. ont construit un indice évaluant l’espace budgétaire des nations selon leur souveraineté monétaire, leur capacité productive, le chômage et l’inflation. Un tel cadre reflète la vision de Minsky, qui ancre la théorie dans la compréhension des facteurs sociaux, économiques et institutionnels façonnant le fonctionnement des processus économiques.
A l’inverse, l’abstraction excessive rend l’économie aveugle aux dynamiques du capitalisme moderne, produisant des modèles qui ignorent l’hystérèse – les cicatrices laissées par de courtes récessions, comme la perte de capital humain et l’inégalité enracinée – ainsi que le chômage ou la dynamique bancaire, au profit de la commodité mathématique. Comme le souligne le lauréat du Prix Nobel Paul Romer3>Romer, P., The trouble with macroeconomics, 2016., ces simplifications transforment la théorie en un simple exercice visant à confirmer les préconceptions du modélisateur.
Le prix de cette abstraction se mesure aux échecs de la politique économique. Après la crise de 2007, les modèles et institutions dominantes ont sous-estimé la capacité des dépenses publiques4>Koch, C., & Noureldin, D. «How we missed the inflation surge: An anatomy of post‑2020 inflation forecast errors», Journal of Forecasting, 2024. à relancer la demande et à restaurer la confiance. Il en a résulté des années d’austérité contre-productive en zone euro, avec une croissance plus faible que celle de pays comme les Etats-Unis, qui ont choisi des politiques de dépenses audacieuses.
L’incapacité à anticiper la crise n’était qu’un symptôme d’un problème plus profond: la science économique peine à expliquer l’économie qu’elle étudie, et encore moins à aborder les défis sociaux – comme les inégalités et le changement climatique –que toute science sociale sérieuse devrait traiter.
Les cadres hétérodoxes évitent ces écueils en élargissant l’arsenal de l’économiste, en intégrant diverses méthodes et en dépassant les modèles simplifiés pour embrasser les responsabilités morales, sociales et éthiques de la politique économique. En ce sens, l’économie hétérodoxe montre que le progrès exige les mêmes qualités que toute recherche sérieuse: dissidence, ouverture et humilité. Comme l’a montré la crise de 2007, reconnecter l’économie à la société, à son histoire, à ses institutions et aux réalités humaines n’est pas optionnel; c’est indispensable pour affronter la prochaine crise financière et promouvoir la prospérité dans un monde de plus en plus incertain. Pour retrouver sa crédibilité, la discipline doit redécouvrir sa finalité morale et sociale, au-delà de la simple élégance mathématique. L’économie, après tout, est bien trop importante pour être laissée aux seuls économistes.
Notes