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La tentation autoritaire étasunienne

Au milieu des années 1950, le président Eisenhower poussait les franges radicales du Parti républicain à rompre avec le maccarthysme, se posant en protecteur des institutions et en défenseur d’une diplomatie multilatérale. Un épisode édifiant qui «révèle des schémas récurrents de dérive autoritaire dans la vie politique américaine», analyse Jérôme Gygax.
Le président américain Dwight D. Eisenhower (à gauche) et le premier ministre britannique Winston Churchill au départ des Bermudes après la conclusion de la conférence tripartite, en décembre 1953. KEYSTONE
Histoire 

En 1952, le sénateur Joseph McCarthy propose ouvertement d’user de «l’intimidation et des menaces» contre les alliés européens pour imposer la volonté des Etats-Unis aux autres nations. Cette stratégie de contrainte, accompagnée d’attaques diffamatoires sur le front intérieur, finit par alarmer la Maison-Blanche. En décembre 1953, à la veille d’une conférence des trois grandes puissances occidentales – France, Etats-Unis, Grande-Bretagne – aux Bermudes, le président Dwight D. Eisenhower et son secrétaire d’Etat, John Foster Dulles, décident de rompre publiquement avec l’offensive du sénateur du Wisconsin. Dans deux discours prononcés les 1er et 2 décembre, à deux jours de l’ouverture du sommet, ils réaffirment la nécessité d’une diplomatie multilatérale et de la coopération avec les alliés européens, à rebours d’une politique du chantage prônée par l’aile radicale du Parti républicain. Cette rupture marque le début d’un bras de fer entre le président des Etats-Unis et les forces réactionnaires qui tentent de prendre le contrôle de son propre parti. Un combat de longue haleine qui ne parviendra pas, en définitive, à contenir leur ascension. Des décennies plus tard, celles-ci porteront Donald Trump et son mouvement MAGA, qui reprendra à son compte des méthodes qualifiées de «folles» au sein même du cercle présidentiel de l’époque et qui se sont aujourd’hui normalisées1>Memo from Coordinator of Psychological Intelligence, «West European Reaction to Dulles-Eisenhower ‘Reply’ to McCarthy», Confidential Files, Box 49, Folder OCB-1, Dwight D. Eisenhower Library, Abilene, Kansas, Traduction personnelle..

La prise de position de la présidence américaine de 1953 provoqua une onde de choc immédiate à travers le monde, notamment en Europe, entraînant un large soutien de l’opinion publique, qui salua ce sursaut démocratique attendu de longue date. La presse en fit aussitôt ses gros titres. Au Royaume-Uni, le British News Chronicle soulignait que la réaction vigoureuse du président Eisenhower marquait le début d’une «guerre contre McCarthy». Le Manchester Guardian notait pour sa part: «L’administration [d’Einsenhower]… semble avoir pris la décision mémorable que l’un des meilleurs moyens de restaurer la confiance dans la politique étrangère américaine est d’attaquer les excès violents du maccarthysme.»

L’éditorial du même journal relevait que John Foster Dulles avait répondu «longuement et avec ferveur à ce qu’il a justement qualifié d’attaques visant le cœur de la politique américaine», en soulignant que les Etats-Unis avaient besoin d’alliés, tout comme les villes du Midwest avaient dû compter sur l’aide canadienne pour leur «défense» – une remarque qui résonne ironiquement aujourd’hui, si l’on songe à l’attitude belliqueuse de Trump envers le voisin du Nord. Le Chronicle concluait: «Il faut noter qu’ils [Dulles et Eisenhower] n’ont pas dénoncé McCarthy parce qu’il a répandu la peur chez lui et le dégoût à l’étranger par ses méthodes impitoyables de chasse aux sorcières. Pourtant, cette bataille principale devra être menée, et peut-être n’est-elle pas si lointaine.»

Dans ses mémoires orales, Philip Jessup, diplomate et juriste américain spécialiste du droit international, représentant des Etats-Unis à l’Assemblée générale des Nations unies (1946-1949), puis juge à la Cour internationale de Justice (1961-1970), décrivait l’onde de choc provoquée par le maccarthysme en ces termes: «En 1953 et 1954, partout où l’on allait en Europe, tous nos amis étaient terriblement inquiets. C’était la préoccupation principale dans leurs esprits. En Norvège, je me souviens qu’ils n’arrêtaient pas de faire le parallèle avec les débuts de la période hitlérienne, pensant que c’était la même chose, que cet homme était en train de construire le même type de pouvoir.»2>Interviews conducted between 1954 and 1958, by Dr. Harlan B. Phillips and Dr. Louis M. Starr, Eisenhower series, Columbia University, Butler Library, p. 379.

Ce moment de bascule au sein du jeu politique étasunien marquait le début de l’engagement d’Eisenhower contre les forces réactionnaires engagées dans une tentative de prise de contrôle du Parti républicain.

Eisenhower face à l’aile droite de son parti

Le conseiller personnel du président Eisenhower, C.D. Jackson, responsable de la propagande et des opérations psychologiques, prêta main-forte au chef de l’Etat en adressant une lettre directe au vice-président Richard Nixon pour lui demander son concours. Ce dernier, alors proche des milieux radicaux, recevait là un avertissement à peine voilé. Jackson y exprimait son inquiétude quant aux risques que faisait peser sur la démocratie la dérive droitière du Parti républicain. Il exhortait les républicains au Sénat à «décider s’ils souhaitaient se joindre à la guérilla de McCarthy ou se rallier au président et à son programme, tant sur le plan international que national». Et d’ajouter: «La diffamation actuellement menée contre les démocrates par un petit groupe de sénateurs républicains dépasse tout ce qu’on a vu dans notre histoire»3>Lettre de CD Jackson à R. Nixon, 9 mars 1954, CD Jackson Papers, Box 80, Folder Richard Nixon, Eisenhower Library..

Un an jour pour jour après l’éclatement de la crise, la confrontation annoncée entre le président Eisenhower et les milieux radicaux de son propre camp atteignait son paroxysme. Les réflexions du président sont consignées dans les comptes-rendus de ses entretiens avec son secrétaire de presse, James Hagerty (1953-1961), notamment celui du 7 décembre 1954. Cette archive, d’un caractère exceptionnel, éclaire les profondes dissensions au sein du Parti républicain – des tensions dont l’héritage se prolongera jusqu’à la prise de contrôle du parti par le mouvement MAGA de Donald Trump en 2017.

Selon Hagerty, Eisenhower déclara alors «qu’en ce qui le concernait, il en avait fini d’essayer de travailler avec l’aile droite radicale du Parti républicain et qu’il les combattrait désormais». Après une brève pause, le président ajouta: «Ces deux prochaines années, j’ai un seul but, en dehors de la mission de maintenir ce monde en paix, et c’est de construire un Parti républicain fort et progressiste dans ce pays». Il conclut: «Si l’aile droite veut se battre, ils vont l’avoir, leur combat. (…) S’ils veulent quitter le Parti républicain et former un troisième parti, c’est leur affaire, mais avant que je termine, soit le Parti républicain reflétera le progressisme, soit je ne serai plus avec eux. Et laissez-moi vous dire encore une chose. S’ils pensent pouvoir nommer un républicain de la vieille garde de droite à la présidence, ils se trompent lourdement. Je parcourrai tout le pays en faisant campagne contre eux. Je les combattrai jusqu’au bout.»4>Hagerty, James C., Papers, 1953-1961, Box 1a, Folder Hagerty Diary, December 1954, Eisenhower Library.

Un an plus tôt, en décembre 1953, la presse française – à l’exception des titres communistes – avait unanimement interprété la mise en échec du clan McCarthy par la Maison-Blanche comme un signal encourageant en faveur de la diplomatie multilatérale. Survenu à la veille de l’ouverture de la conférence majeure des Bermudes, le geste présidentiel rassurait les chancelleries européennes quant à la volonté de Washington de préserver l’entente avec ses alliés, à rebours des partisans de l’«America First». Le journal de centre gauche Le Monde y voyait un avantage stratégique pour les Européens dans leurs futures négociations avec les Etats-Unis: «Si les dirigeants européens se trouvent un jour soumis à une pression américaine un peu trop forte, il sera toujours utile de pouvoir se référer à la déclaration du Secrétaire d’Etat.»

La conférence des Bermudes, repoussée à deux reprises en raison de l’état de santé du Premier ministre britannique Winston Churchill, eut lieu du 4 au 8 décembre 1953 au prestigieux Mid Ocean Club. Elle constitue un moment historique, marqué par des discussions sur la forme que devait prendre la future Communauté politique européenne. A l’ordre du jour figuraient de nombreuses questions internationales – de l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest à la révolte vietnamienne, en passant par les conséquences de l’armistice coréen.

Pour les Européens, le défi était de taille: affirmer une coopération réelle avec Washington, malgré leur dépendance économique et militaire. Mais, dans un climat marqué par le maccarthysme, toute ouverture vers Moscou, que Churchill appelait de ses vœux, suscitait la méfiance de la droite américaine la plus dure. Cette tension se faisait sentir au cœur de la conférence, révélant à quel point Eisenhower devait composer avec l’aile anticommuniste radicale de son propre parti. Son action, relayée et amplifiée par les médias, fit temporairement reculer les partisans d’une ligne autoritaire, sans pour autant neutraliser les forces profondes de cette droite conservatrice – celle qui porterait Nixon, Reagan puis Trump au pouvoir.

Une différence frappe entre hier et aujourd’hui: cette droite conservatrice a fini, au fil des années, par normaliser des formes de violences et d’intimidations politiques qui rappellent celles du sénateur McCarthy. Des pratiques jugées inacceptables il y a peu sont devenues des instruments ordinaires dans l’Amérique de Trump. Le rapport de force s’est ainsi inversé, sans que les progressistes du Parti républicain ne parviennent à endiguer ce rouleau compresseur idéologique.

A bien des égards, le président Trump partage avec son lointain prédécesseur un même goût prononcé pour les outrances et les attaques verbales – le type d’excès qui valut à McCarthy d’être démasqué en 1954 par Edward R. Murrow, journaliste de CBS News. Comme le souligne Damon Linker dans le New York Times: «Le mouvement MAGA ne se contente pas de critiquer les excès supposés de la régulation, les dérives ‘woke’ dans les universités et les entreprises, et la manière dont le Parti démocrate gère la politique migratoire. Il aspire à démolir l’‘Etat administratif’ et la fonction publique de carrière, à recourir à des menaces d’extorsion pour imposer une capitulation idéologique à l’ensemble de la société civile, à déployer des troupes et une police fédérale masquée pour arrêter et expulser des millions de migrants, et à intimider d’autres pays afin de les soumettre à la volonté du président.»5>D. Linker, «Reagan, Not Trump, is the Real G.O.P. Aberration», New York Times, Nov. 8, 2025.

De McCarthy à Trump

L’épisode de 1953-54 est riche d’enseignements: le parallèle entre l’ère McCarthy et la présidence Trump n’est pas une simple coïncidence, mais révèle de schémas récurrents de dérive autoritaire dans la vie politique américaine, comme le soulignait récemment le sociologue Romain Huret, président de l’EHESS-Paris, lors de son passage à Lausanne6>R. Huret, «Les Etats-Unis. Une démocratie à bout de souffle?» conférence publique, Laboratoire Histoire et Cité, Lausanne, 23.10.2025.. De quoi mesurer l’ampleur de la régression: on voit ressurgir des pratiques iniques et illégales, capables de bouleverser l’ordre international, qu’Eisenhower et une large majorité d’Américains et d’Européens rejetaient déjà au nom du droit et de la justice au début des années 1950.

Dès 1996, Frank Stanton, ancien président de CBS (1946 -1971) et confident du président Truman, mettait en garde: «Cela pourrait se reproduire. Les gens ont la mémoire courte. (…) Et si nous entrons dans une période de stress économique très aigu, ou si nous nous retrouvons dans une situation de guerre, un autre Vietnam, il y aura à nouveau des opportunités pour ce genre d’explosion.»7>Histoire orale, Frank Stanton, interview par Mary Marshall Clark, mars-avril 1991, p. 216, Rare Books, Butler Library, CU. Eisenhower lui-même ne fut pas exempt de méthodes contestables – guerre psychologique, opérations clandestines. Mais son administration sut tracer une ligne rouge face aux dérives les plus menaçantes pour l’Etat de droit.

Face aux ordres exécutifs anticonstitutionnels de Trump, la leçon reste d’actualité: une résistance démocratique est possible, et nécessaire.

Notes[+]

Jérôme Gygax est historien, journaliste, docteur en relations internationales.