En Suisse, il est frappant de remarquer l’absence de thématisation de la disparition des fermes et du renouvellement des générations dans l’agriculture. Que ce soit au niveau fédéral, cantonal ou parmi les organismes professionnels agricoles, l’ouverture de l’accès aux moyens de production au-delà du schéma de la transmission (patri)linéaire fait l’objet d’une grande frilosité. La sensibilité politique du sujet est telle qu’il est même difficile de discuter des logiques de transmission inégalitaire au sein des familles agricoles, bien que certaines voix – avec en tête, sans surprise, les femmes, sœurs et filles de ces familles – commencent à s’élever à ce sujet1> N. Schretr, «Femmes paysannes: tu ne seras pas cheffe d’exploitation, ma fille», Heidi News, 8 juin 2023, https://tinyurl.com/58f7jwj4 Les inégalités dans le «devenir paysan·ne» au sein des familles agricoles feront l’objet d’une prochaine chronique..
Il y a quelques années, l’Association des petits et moyens paysans lançait la pétition «Chaque ferme compte – Stoppons la mort des exploitations»2> www.petitspaysans.ch/chaquefermecompte (2022).. La réaction de Guy Parmelin à cette pétition avait mis en évidence la volonté du Conseil fédéral de maintenir des politiques d’agrandissement, de rationalisation et d’intensification agroindustrielle des entreprises agricoles, dont on est en droit de douter de la compatibilité avec «le maintien d’une population paysanne forte»3> RS 211.412.11 – Loi fédérale du 4 octobre 1991., pour reprendre les mots de la Confédération.
Cette absence de thématisation étatique du renouvellement des générations dans le secteur agricole a des implications matérielles profondes. En Suisse, il n’existe pas de politiques d’installation ni d’instruments d’accompagnement à l’accès à la terre. Cette absence est d’autant plus frappante si l’on compare la situation avec la Belgique ou la France, où la disparition des actifs et actives agricoles est problématisée depuis plusieurs décennies, conduisant à l’établissement de mesures de soutien pour les candidat·es à l’installation agricole, qu’iels soient ou non issu·es de famille d’agriculteur·ices.
Ces aides sont d’abord de nature économique: en France, les aspirant·es à l’installation perçoivent une subvention à fonds perdus – la «dotation jeune agriculteur» jusqu’à l’âge de 40 ans, puis la «dotation nouvel agriculteur» jusqu’à 50 ans. Si la Suisse dispose de l’outil de l’aide initiale, il s’agit d’un prêt sans intérêt limité aux personnes de moins de 35 ans. La France se distingue aussi par une plus grande diversité d’organismes professionnels de conseils techniques, ainsi que des formations adaptées à la reconversion professionnelle.
Enfin, la plus grande facilité d’installation française est le fait d’un cadre légal autorisant des formes de sociétarisation de l’agriculture. Ces groupements sociétaires4> Les groupements fonciers agricoles (GFA) et les groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC) existent depuis près d’un demi-siècle en France. préservent les fermes de l’indivision et permettent une gestion collective du foncier agricole, en autorisant la détention de parts de société par d’autres membres de la famille ou associé·es externes. En Suisse, ces groupements pourraient contribuer à dénouer le verrou à l’agrandissement, à favoriser le développement d’emplois ruraux et à mener à une plus grande flexibilité dans la professionnalisation d’activités agricoles exercées à temps partiel.
On peut voir la révision de la loi sur le droit foncier rural (LDFR) en cours comme la reconnaissance implicite par le Conseil fédéral des impasses de la politique de désinstallation agricole menée ces dernières décennies. Pourtant, cette orientation ne présage que d’une réponse très partielle au renouvellement des générations en agriculture – toujours centrée sur la figure de l’exploitant à titre individuel et l’héritage familial. Sans une ouverture aux formes sociétaires et sans l’émergence de dispositifs concrets d’aides à l’installation hors cadre familial, il est probable que le maintien d’une «population paysanne forte» demeure de l’ordre de déclarations symboliques, sans la moindre possibilité de freiner – voire un jour d’inverser – la courbe de disparition des fermes en Suisse.
Notes