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Montre-moi ton masque, je te dirai qui tu es

A livre ouvert

Dans quelques milliers d’années, il sera possible aux archéologues de dater les couches de terre de la période 2020-2022 sans instrument. Les masses de masques chirurgicaux bleus, verts ou blancs serviront d’indicateurs de la pandémie de Covid-19. Le virus aura disparu – mais la manière dont les sociétés contemporaines ont voulu s’en protéger restera. The Mask. A History of Breathing Bad Air(1) permet de mieux comprendre pourquoi les masques ont été l’un des outils privilégiés par les pays riches pour entraver la pandémie, et de mieux saisir les enjeux qui les entourent. Mais The Mask fait plus qu’inscrire la pandémie dans un contexte historique, puisque le livre traite d’une pluralité de masques – chirurgical, contre la pollution atmosphérique, ou de protection au travail –, des croyances ou symboles qui s’y attachent, ainsi que des pratiques.

Bruno Strasser et Thomas Schlich, historiens de la médecine, de la technologie et des sciences, formés en biologie et en médecine, forment un duo compétent et complémentaire pour s’attaquer à un sujet dont l’intérêt, de prime abord, n’est pas évident. Que le masque soit un sujet d’étude légitime demande un effort d’explication: n’est-il pas de sens commun qu’un masque sert à protéger son porteur? Qui refuserait de se protéger en temps de pandémie, en plein smog, ou en manipulant des substances chimiques? A la lecture de The Mask, ce genre de certitudes vole en éclats. Les masques sont davantage compris comme le reflet des sociétés qui les produisent: leur usage, leur signification ou leur composition varient en fonction des contextes. On ne porte pas un masque de la même manière, ni pour les mêmes raisons, que l’on vive à Londres ou à Pékin en 1952, que l’on soit un homme ou une femme, un ouvrier ou un ­chirurgien.

La question de l’efficacité des masques traverse l’ouvrage. Pour le plus iconique d’entre tous, le masque chirurgical, le consensus est plus fragile qu’on ne le pense généralement: depuis les dernières années du XIXe siècle, certains chirurgiens commencent à porter un masque à la table d’opération. Les implications sont grandes, puisqu’il s’agit, pour la première fois, d’un masque porté non pas pour protéger son porteur, mais autrui. On espère éviter la transmission de bactéries aux patients. Mais l’objet est inventé, et répandu, avant qu’une base scientifique soit établie: comment en démontrer l’efficacité en pratique, hors du laboratoire? Beaucoup de médecins et de scientifiques doutent de son utilité, et les masques vont et viennent.

En 1974, «l’idée d’utiliser les masques de manière systématique en milieu hospitalier est considérée comme une relique du passé» (p. 139). En 1991, une étude faite sur 3000 opérations indique que le port du masque ne réduit pas le risque d’infections. Loin de faire le procès du masque et de ses soutiens, les auteurs proposent de renverser la question: plutôt que de demander «le masque est-il utile?», il faut se demander «quelle fonction le masque remplit-il?» (p. 226).

Le masque est dans bien des cas mieux compris comme une tentative de répondre à un problème complexe avec une solution technologique simple qui souvent ne résout rien («technosolutionnisme»). L’effet est généralement de déplacer la responsabilité du problème sur les individus les plus impactés, plutôt que sur ceux en charge de l’environnement dans lequel ils évoluent. L’exemple le plus marquant est celui des masques de protection à l’atelier ou à l’usine: plutôt qu’investir dans de coûteux systèmes de ventilation, les employeurs peuvent être tentés de proposer des masques à leurs employés. Souvent impossibles à utiliser dans des situations concrètes, ces masques sont peu portés. La faute, en cas de maladie, peut ainsi aisément être mise sur l’ouvrier. La généralisation des masques au travail n’est donc pas due à la protection qu’ils offrent, mais plutôt à la préservation du statu quo qu’ils permettent.

Le même constat peut être fait au sujet des masques contre la pollution atmosphérique: lors du «Great Smog» de 1952, Winston Churchill et son gouvernement recommandent ainsi aux Londoniens le port d’un masque léger, tout en reconnaissant à l’interne qu’il «n’a aucune valeur pratique» (p. 103). Mais il s’avère plus simple de calmer, quelque peu, la peur populaire que de risquer la colère de l’industrie du charbon.

Agréable à lire, The Mask excelle là où beaucoup échouent: le livre vulgarise un savoir dense tout en présentant des recherches originales. Il intéressera ainsi autant les experts que les non-spécialistes. Les auteurs ont choisi de se distancier de la pandémie de Covid-19 et d’ouvrir à de plus amples thématiques. Mais peut-être sont-ils allés trop loin dans cette démarche: les différents scandales entourant les masques ne reçoivent ainsi qu’un traitement superficiel, alors que leur actualité est brûlante (par exemple en Allemagne, où l’ancien ministre de la Santé est en difficulté). Il ne nous reste qu’à espérer qu’une maison d’édition francophone entreprenne bientôt la traduction de l’ouvrage.

* Historien.

Bruno J. Strasser, Thomas Schlich, The Mask. A History of Breathing Bad Air, Yale University Press, New Haven & London, 2025.

 

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