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Entre un jardin et une échoppe

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J’ai longtemps pensé qu’il fallait que certaines conditions soient réunies pour avoir une vie réussie: un certain confort matériel, des objectifs professionnels atteints, une famille construite… Puis le temps et les épreuves que la vie impose inévitablement m’ont fait revoir ma copie. Deux expériences récentes ont conforté mon idée selon laquelle toutes les vies se valent: la lecture du Vieux Jardin de l’auteur coréen Hwang Sok-yong, et ma visite chez le cordonnier de mon quartier.

Dans Le Vieux Jardin, le récit alterne entre deux voix et deux temporalités. Celle d’O Hyônu, militant de gauche, poursuivi pour avoir participé au soulèvement de Gwangju en 1980. Et celle d’Han Yunhi, la femme peintre qu’il rencontre alors qu’il se cache des autorités. Elle l’accueille dans la maison de campagne où elle vit, à Kalmoe. Retiré·es du monde, les deux vivent une histoire d’amour rythmée par les saisons, le travail de la terre et l’attention portée à la nature environnante. La narration de ce passage, l’un des plus lumineux de livre, est sublime, à la fois simple et poétique.

Hyônu finit par céder à l’appel de ses camarades de lutte, repart en cavale et se fait arrêter. S’en suivent dix-huit années de prison pour son engagement politique. A sa libération, il découvre que Yunhi est morte d’un cancer. Ce sont les carnets qu’elle lui a laissés qui tissent la seconde voix du roman. Il apprend en les lisant qu’elle a eu de lui une fille dont il ignorait l’existence. A travers ces deux trajectoires, l’auteur – lui-même ancien prisonnier politique – laisse entrevoir la valeur égale de toute existence. Peut-être parce qu’au premier abord, tout les oppose.

Les années d’enfermement d’Hyônu, misérables en apparence, contrastent avec le destin de Yunhi, qui consacre sa vie à l’art, poursuit ses études jusqu’à Berlin, enseigne et s’ouvre à de nouvelles amours. Le choix d’Hyônu de lutter contre le pouvoir en place aux côtés des communistes coréens peut sembler aussi vain qu’anachronique à la lumière de la chute du Mur. Une existence sacrifiée dans des luttes, fragments d’Histoire engloutis par le triomphe du capitalisme. Pourtant, la narration précise, au jour le jour, de son quotidien en prison dans des conditions inimaginables – l’un des autres passages forts du roman – laisse entrevoir son incroyable capacité de survie et la dignité avec laquelle il affronte le quotidien carcéral. Privation, torture, détention à l’isolement, solitude, vacillement vers la «folie», promiscuité, insalubrité extrême, faim et malnutrition. En écho au jardin cultivé avec Yunhi à Kalmoe, il obtiendra pourtant de travailler une parcelle de terre en prison, comme une métaphore de son intériorité qui continue d’éclore en dépit de tout. Et finalement, après un isolement si long qu’il ne sait plus comment vivre dehors, c’est lui qui (sur)vivra, libre d’inventer une nouvelle existence.

Je terminais Le Vieux Jardin lorsque je suis passée chez «mon» cordonnier, dans la rue qui monte vers la Riponne, juste en face de la tour Bel-Air, pour faire recoller une paire de baskets de mon fils. Son échoppe est minuscule, environ six mètres sur deux, qui s’affinent encore aux extrémités. Autrement dit, un couloir en forme de croissant, doté d’une vitrine, aménagé en atelier de cordonnerie et de serrurerie. Sur les trois parois, s’entassent chaussures, machines, outils. En général, il répare tout dans l’heure. Ce jour-là, je suis arrivée en coup de vent, pressée par un rendez-vous auquel j’étais déjà presque en retard. Le cordonnier travaillait en écoutant la musique qui s’échappait d’un transistor blanc, un modèle rudimentaire probablement issu des nineties. Il semblait heureux et détendu.

Plus tard, une fois ma journée terminée, son image m’est revenue. J’ai repensé à lui, au calme de son visage penché sur une semelle, et je l’ai associé à l’existence d’Hyônu, souriant à la synchronicité qui s’était glissée dans ma vie ce jour-là. L’un et l’autre me disaient, chacun à leur manière, que ce ne sont pas tant les contours des destins, si tributaires du hasard, qui importent, mais la manière dont on les traverse.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel.

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