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Une souveraineté hors de portée face à l’IA

Viser l’indépendance en matière d’intelligence artificielle relève du parcours du combattant en Suisse.
Le résultat serré lors de la récente votation sur l’e-ID témoigne de l’inquiétude générale au sujet de la protection de la vie privée en matière numérique. KEYSTONE-ARCHIVES
Technologie

L’intelligence artificielle (IA) est en main d’entreprises chinoises et américaines. Dans une lettre adressée au Conseil fédéral, l’ancien chef de l’armée, Thomas Süssli, s’est alarmé du recours à Microsoft pour des raisons de sécurité. La population helvétique paraît, elle aussi, préoccupée par le fait de confier de vastes volumes de données aux géants de la tech. Le résultat serré lors de la récente votation sur l’e-ID témoigne de l’inquiétude générale au sujet de la protection de la vie privée en matière numérique.

«Les gouvernements ont compris qu’il s’agit d’investir dans l’innovation pour éviter d’être pris en otage par un petit cercle d’intérêts étrangers», indique David Shrier, professeur à l’Imperial College de Londres et expert en souveraineté de l’IA.

Il faut dire que les Etats-Unis se sont donné les moyens de contrôler l’IA. En janvier, un décret de l’ex-président Biden a restreint la liste des pays autorisés à importer sans restriction les puces d’IA, produites surtout par la firme américaine Nvidia. Les microprocesseurs de la société alimentent 90% des modèles d’IA dans le monde, et parmi eux le suisse Apertus. Dans le même temps, la Chine impose sa surveillance technologique par la censure politique et idéologique des algorithmes.

Dans la tête d’un ingénieur

Tandis que les deux superpuissances bétonnent leur mainmise, d’autres pays cherchent des alternatives. Singapour a pris de l’avance en la matière. Le pays a alloué 1,6 milliard de dollars de fonds publics à des projets d’IA. Parmi eux, Sea-Lion, qui vise à former de grands modèles de langage dans onze langues régionales minorisées dans les dispositifs américains et chinois. Apertus vise lui aussi l’inclusivité. Entraîné sur plus de mille langues et dialectes, c’est le premier grand modèle de langage du continent entièrement ouvert et public. Tout un chacun peut le télécharger, l’analyser et adapter son code.

David Shrier y voit une possibilité de contrebalancer le «monopole culturel» de robots conversationnels comme ChatGPT. Une étude de Harvard a montré que le modèle d’OpenAI tend à refléter la mentalité des gens riches, éduqués et prodémocratie des nations industrialisées occidentales. Avec pour résultat une machine qui pense comme un ingénieur de la Silicon Valley de vingt-cinq ans. David Shrier assimile la prééminence de ChatGPT à un «colonialisme numérique».

«Des investissements bien plus élevés seraient nécessaires pour atteindre la souveraineté» Marcel Salathé

Comparées à celles de Singapour, les dépenses de la Confédération en matière d’IA souveraine sont limitées: 100 millions de francs pour le supercalculateur Alps et 20 millions d’ici à 2028 pour l’initiative IA suisse qui inclut Apertus. Ces projets requièrent 10 millions de francs supplémentaires par an pour les frais de gestion et d’énergie.

«Des investissements bien plus élevés seraient nécessaires pour atteindre la souveraineté», explique Marcel Salathé, codirecteur de l’AI Center de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). A la tête de l’AI Center de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), Alexander Ilic confirme que
la Suisse devra accroître ses dépenses pour rester compétitive. «Ces dix prochaines
années, nous aurons probablement besoin d’une puissance de calcul vingt à cent fois supérieure à celle dont nous disposons aujourd’hui.» L’Union européenne (UE) et les Etats-Unis ont déjà annoncé des plans à plusieurs milliards de dollars pour monter des centres de calcul plus puissants.

Pour Marcel Salathé, davantage de financement public attirerait un surcroît de fonds privés, comme dans la Silicon Valley durant les années 1950 et 1960. «Au lieu de cela, la Suisse réduit les budgets de recherche et d’innovation», regrette-t-il, en référence aux mesures d’économie de la Confédération.

D’autres dépendances

Autre problème, les machines indispensables aux modèles d’IA requièrent des puces, de l’énergie et des données pas toujours disponibles localement. Une souveraineté véritable impliquerait de contrôler l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. «C’est tout simplement impossible pour un petit pays comme la Suisse», constate Marcel Salathé.

En l’état, le Gouvernement helvétique ne vise pas ce niveau de souveraineté et adopte une position plutôt prudente. Un porte-parole de la Chancellerie fédérale relève que le développement de technologies souveraines exige un financement continu de l’infrastructure et du personnel nécessaire à sa maintenance et sa mise à jour. Les modèles open source comme Apertus n’offrent par ailleurs pas de stabilité supplémentaire puisque reposant sur des logiciels gérés par la communauté mondiale.

La communauté scientifique est tout à fait consciente des limites de la souveraineté technologique et cherche à unir les forces de ses acteurs. A l’Imperial College de Londres, David Shrier et son collègue Aldo Faisal proposent une «fédération d’IA souveraines». Soit un réseau de systèmes d’IA nationaux qui collaborent en partageant données, infrastructures et recherches afin de réduire les coûts et améliorer les performances. «Actuellement, seuls les Etats-Unis et la Chine sont en mesure de créer des systèmes d’IA à partir de zéro. Tous les autres pays doivent faire des compromis, Suisse comprise», conclut Aldo Faisal, professeur en IA et neurosciences. SWISSINFO