«Nous irons au tribunal défendre sur le fond le bien-fondé de notre enquête, le sérieux avec lequel elle a été menée et, selon nous, l’intérêt prépondérant pour le public», faisait savoir en juillet dernier le porte-parole de la RTS, Marco Ferrara, à la suite d’une décision de justice contraignant la chaîne de service public au retrait de reportages sur l’affaire Denis Vipret et lui interdisant toute nouvelle diffusion sur le sujet. Après des semaines de bataille judiciaire, la RTS était finalement autorisée fin août à publier son enquête sur le magnétiseur fribourgeois accusé d’agressions sexuelles. Cet événement a réactualisé le débat sur les «procédures-bâillons», ou SLAPP1>«Strategic Lawsuit Against Public Participation» (Poursuite stratégique contre la participation publique)., et questionne la protection de la personnalité face au droit à l’information.
Appliquées au domaine journalistique, les mesures superprovisionnelles prévues par le droit suisse (art. 265 CPC) permettent de bloquer la parution d’informations jugées potentiellement compromettantes par le plaignant. Il s’agit d’une procédure judiciaire d’extrême urgence intentée sans consultation préalable du média. Son but est de prévenir un préjudice «irréparable» dans l’attente d’un jugement sur le fond. Utilisée de manière abusive à l’encontre des diffuseurs d’informations – médias, ONG –, dans le but de les réduire au silence, elle fait partie des mesures qualifiées de procédures-bâillons, pour lesquelles un sondage de l’EPER2>EPER (Entraide protestante suisse), «Les SLAPP: une nouvelle tendance en Suisse?», 2022. montrait déjà en 2022 une tendance à la hausse de leur application. Avec des conséquences financières graves pour les diffuseurs, y compris en cas de défaite du plaignant, il s’agit d’un moyen de pression utilisé moins dans l’intention de remporter un procès que de faire barrage à une publication.
L’affaire Vipret constitue un exemple éloquent. Le magnétiseur fribourgeois, déjà condamné pour gestes déplacés en 2024, est actuellement visé par deux plaintes en cours d’instruction pour des actes présumés de contrainte sexuelle. La RTS avait dévoilé début juillet les témoignages de cinq patientes à son encontre. Sous la contrainte des mesures superprovisionnelles, la chaîne s’est pourtant vue interdire la diffusion de «toute contribution ou publication qui prétendrait ou laisserait entendre que [le magnétiseur] aurait fait plusieurs victimes, qu’il aurait été condamné pour des actes d’ordre sexuel et/ou qu’il se serait rendu coupable d’escroquerie ou d’abus de confiance»3> Le Temps, 23 juillet 2025.. Ce cas a suscité de vives réactions de la part des défenseurs de la liberté de la presse, accusant la procédure-bâillon de «censure légale»4>Heidi News, 19 juillet 2025..
En 2024, l’Union européenne a introduit une «directive anti-SLAPP» contre les procédures-bâillons qui permet de rejeter rapidement des plaintes et de sanctionner leurs auteurs. Reporters Sans Frontières a évoqué cet accord comme «une avancée significative dans la lutte contre les procédures judiciaires abusives qui visent à intimider et à faire taire les journalistes»5>5 «Une directive européenne prometteuse», RSF, 18 déc. 2023. Au niveau suisse, le conseiller national vert vaudois Raphaël Mahaim a déposé en mai 2022 une initiative parlementaire inspirée des ébauches de la directive européenne, qui exige des «bases légales permettant de mieux cadrer les procédures-bâillons» – le parlement n’y a pas donné suite. Une autre conseillère nationale verte, la bâloise Florence Brenzikofer, a interpellé le Conseil fédéral en mars 2024 – en vain. Ces évolutions, avance le conseiller aux Etats socialiste genevois Carlo Sommaruga, montrent qu’«il y a aujourd’hui une volonté claire de limiter la marge d’action de la presse».
En réponse, une douzaine d’ONG se sont réunies en 2023 pour créer l’Alliance suisse contre les SLAPP. Celle-ci s’engage pour une législation qui protège les informateurs, soutient les organisations et journalistes visés et cherche à sensibiliser le grand public «au fait que des critiques légitimes émanant de la société civile donnent de plus en plus souvent lieu à des menaces de plainte et autres actes judiciaires d’intimidation». «Le débat public est essentiel au bon fonctionnement d’une démocratie», rappelle Christa Luginbühl, de Public Eye. A cet effet, l’association a prévu d’organiser en janvier 2026, en collaboration avec l’Alliance, une conférence sur les défis juridiques et les pistes de solution pour une presse libre et démocratique.
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