L’invention de l’arc, du javelot ou du propulseur, voire du lancer de caillou ou de bolas, a changé le monde des primates préhistoriques prédateurs. Jusque-là, on devait tuer au corps à corps un être qui se débattait, mordait, griffait, saignait, hurlait. Non seulement c’était dangereux et désagréable, mais, si cette proie vous ressemblait et vous regardait dans les yeux, on partageait sa souffrance et il fallait avoir la haine, ou vraiment très faim, pour poursuivre son action. Le meurtre à distance est indolore, propre, hermétique à toute empathie, à toute culpabilité. Il nécessite moins de force brute que l’affrontement à mains nues, mais requiert une habileté technique spécialisée.
Celle-ci était acquise par le jeu, sur des cibles dociles quelconques, sans valeur économique ou sentimentale. Et le jeu de «tuer à distance gratuitement» récompense le joueur d’un plaisir immédiat, quand la cible est atteinte. Ainsi conditionné, le joueur cherche à gagner, c’est à dire à tuer, quand il revient dans la vraie vie. Les meilleurs joueurs ont rapidement constitué des castes spécialisées dans la chasse, puis le meurtre, puis la défense de l’autorité, en interne comme vis-à-vis de toute concurrence. Celles-ci ont alors suivi des entraînements spécialisés, non seulement à l’usage des armes, mais aussi à la haine des cibles désignées, qui ne devaient pas susciter la moindre empathie.
Les technologies militaires ont d’abord rendu les cibles lointaines, puis complètement invisibles, en «perfectionnant» tant l’efficacité balistique des armes que le masquage de l’humanité des cibles. Aux commandes d’un bombardier, le tueur ne voit que le «bien» de sa patrie et la récompense de son ego. Pas l’assassinat ou la mutilation de centaines, voire de centaines, de milliers de victimes. Il veille juste à reproduire ses meilleures performances au simulateur de vol. Aux commandes de drones militaires, les assassins, professionnels ou amateurs, poursuivent leurs exploits sur tous ces jeux vidéo de guerre, qui habituent même nos enfants à tirer sur les foules, à faire exploser les cadavres et à détruire les villes. Bientôt les cibles neutres ne suffiront plus, il faudra qu’elles hurlent de douleur, saignent et se déchirent!
Le jeu a sans aucun doute été un élément déterminant du développement des cultures et des technologies. Il permet de s’entraîner sans enjeu en éduquant des réflexes très artificiels qui peuvent être réutilisés, ensuite, dans des circonstances variées de la vraie vie, qu’il s’agisse des réflexes conditionnés nécessaire à la conduite ou au pilotage, ou de l’apprentissages du bluff, d’usage permanent dans le commerce, la politique ou la diplomatie. Dans le monde des armes, il permet de profiler les victimes ou de les masquer, de ne pas percevoir les effets directs de son action, de déresponsabiliser totalement les tueurs et même de les récompenser quand on passe à la vie réelle.
Dans cette très longue histoire, les perfectionnements techniques ont, de toute évidence, été la cause d’une régression de la conscience des actes et de leurs conséquences. A tel point que les exécutants aliénés deviennent des relais quasi automatiques de chaînes de commandement dont les extrémités supérieures sont totalement inconscientes des effets matériels de leurs ordres, aussi inconscientes et irresponsables que les intelligences artificielles qu’elles utilisent de plus en plus pour pallier leurs propres intelligences humaines naturelles défaillantes. On peut imaginer la suite, quand les progrès de l’IA permettront aux dictateurs d’ordonner directement à la machine: «Envahissons l’Ukraine, le Groenland ou le Venezuela» ou bien «Exterminez les immigrés ou les Palestiniens ou les Latinos ou les pauvres improductifs!»
Toute ressemblance avec des faits actuels et des situations militaires ou policières réelles ne pourrait être que la conséquence de l’universalité des motivations et des comportements humains, depuis le Paléolithique jusqu’à nos jours…