Claire Charlo est une militante féministe autochtone engagée au sein du Indigenous Environmental Network (IEN), elle appartient au peuple Bitterroot Salish, issu des Tribus confédérées Salish et Kootenai de la Réserve de Flathead, dans le Montana, aux Etats-Unis. Shyrlene Oliveira da Silva Huni Kuin vit sur le territoire autochtone Henê Baria Namakia, dans l’Etat d’Acre, en Amazonie brésilienne. Entretien avec Capire, plateforme multimédia de la Marche mondiale des femmes.
Les multinationales mènent une offensive mondiale, détruisant et s’emparant des territoires, des ressources et des cultures autochtones. Comment les peuples autochtones des différentes régions du monde s’unissent-ils pour faire face à cette offensive internationale?
Claire: Le réseau environnemental autochtone (Indigenous Environmental Network) considère qu’il est important d’établir des relations avec les peuples autochtones du Sud global, afin d’amplifier et de soutenir leurs revendications, tout en poursuivant notre propre éducation. Par exemple, ma tribu n’est pas encore confrontée à de fausses solutions comme la réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD+) ou les crédits carbone1> Lire aussi l’article de Raffaele Morgantini, Lendemains solidaires no°6.. Mais nous nous inquiétons pour d’autres tribus économiquement désespérées, qui voient arriver ces entreprises avec de l’argent. Or, cet argent ne profite presque jamais aux communautés. Ces fausses solutions consistent à transformer la Terre Mère en marchandise, à la mettre aux enchères. Elles lui enlèvent toute dimension sacrée et spirituelle. C’est une des raisons pour lesquelles nous nous sommes alliés aux Huni Kuin: nos visions du monde, notre spiritualité, notre cosmovision se rejoignent dans le fait que la Terre Mère n’est pas à vendre.
Shyrlene: La discussion sur la financiarisation de la nature et des vies des peuples autochtones est devenue extrêmement importante, car pour nous, il n’y a pas de frontières. Les frontières et les limites nous ont été imposées par les Etats, les pays. Les peuples se déplaçaient librement à travers ces territoires. Les peuples qui se trouvent aujourd’hui au Pérou, en Bolivie, partout en Amérique du Sud, ont subi les mêmes impacts. Alors nous avons voulu comprendre si les peuples de l’Amérique du Nord, de l’Europe, de l’Asie vivaient les mêmes réalités. Et nous nous sommes unis pour lutter en faveur de la conservation de l’environnement. Nous croyons que c’est la voie la plus juste. La population mondiale a beaucoup à apprendre des modes de vie et de conservation des peuples autochtones.
Claire: Aux Etats-Unis, la souveraineté tribale est parfois utilisée comme une arme. Certaines tribus choisissent les énergies fossiles. Elles autorisent la fracturation hydraulique (fracking)2> Voir entre autres La passion du schiste. Capitalisme, démocratie, environnement en Argentine, collectif, éd. CETIM, 2016, www.cetim.ch et l’installation de «campements temporaires» sur leurs terres. Lors de ces projets, on observe une hausse du trafic sexuel, des agressions sexuelles, des violences. Des membres de ma famille vivent dans une réserve où a eu lieu du fracking. Ils observent maintenant des taux élevés de cancers, de fausses couches, de maladies auto-immunes, d’enfants atteints de fibromyalgie et d’arthrite, des maladies qui ne devraient apparaître qu’à un âge avancé. Tous ces problèmes de santé viennent de la pollution de l’eau causée par la fracturation.
Shyrlene: Ce que nous observons dans nos discussions, en participant à des forums et des réunions, c’est que le principe de consultation libre, préalable et informée des peuples autochtones – tel qu’énoncé dans la Convention 169 de l’OIT – n’est pas respecté. Toute décision concernant les territoires autochtones doit faire l’objet d’une consultation, pas seulement avec les peuples autochtones, mais aussi avec les communautés extractivistes, les populations riveraines, les petits producteurs, et tous les autres peuples vivant sur ces territoires.
Concernant les crédits carbone, les communautés autochtones reçoivent des subsides, des paiements au résultat, une forme de compensation pour les «services environnementaux» qu’elles rendent sur les territoires. Mais ces activités sont des modes de vie, pas des prestations de service qu’il faudrait compenser. Les dommages que nous subissons au quotidien à cause des impacts environnementaux ne pourront jamais être réparés par les grandes entreprises.
Pouvez-vous expliquer comment les femmes et les personnes dissidentes de genre contribuent à la lutte autochtone?
Claire: La violence contre la terre et celle contre les femmes autochtones et les personnes bispirituelles (two-spirit bodies) sont liées à travers le patriarcat et le capitalisme. Ce système dévalorise les femmes et les bispirituel·les en les considérant comme des marchandises, tout comme la Terre: à extraire, consommer, jeter. Mais ce sont souvent les femmes autochtones et les bispirituel·les qui sont en première ligne des camps de résistance pour la terre et l’eau. J’ai étudié plus de cent cas aux Etats-Unis et au Canada, et dans chacun de ces cas, c’est une femme ou une personne bispirituelle qui a lancé le mouvement. Très souvent, ce sont elles qui nourrissent les familles. Cela renvoie à leur rôle historique dans l’agriculture. Les graines, par exemple, sont transmises de génération en génération, depuis des millénaires. Les fausses solutions comme la monoculture ou la modification génétique des semences viennent perturber ce rôle des femmes autochtones.
En tant que femmes autochtones aux Etats-Unis, nous avons un mouvement pour les disparues et tuées (Missing and Murdered Indigenous Women’s Movement). Certaines personnes parlent maintenant de «proches autochtones disparus-assassinés» pour inclure d’autres diversités et défenseurs de la terre dans le monde. En 2023, 77 défenseur·euses de la terre en Amérique du Sud ont été assassinés. Grâce à l’échange avec les Huni Kuin, nous avons compris que ce problème dépasse les Etats-Unis.
Shyrlene: Les femmes autochtones subissent des violences lorsqu’elles vivent sur des territoires sans eau potable, quand elles ne peuvent plus récolter leurs légumes, quand elles n’ont plus accès à leurs plantes médicinales sacrées, ou lorsqu’elles ne peuvent même plus accoucher correctement faute de pouvoir préparer leurs bains rituels. Les territoires sont contaminés, l’eau est polluée au mercure et aux pesticides venant des exploitations agricoles voisines.
Historiquement, les luttes du mouvement autochtone ont été menées par des guerriers, des hommes, des chefs, à l’intérieur et à l’extérieur des territoires. Mais ces dernières années, on observe un changement profond: des femmes extrêmement courageuses prennent la tête du mouvement autochtone brésilien. Ce sont des femmes de beauté, de joie, de culture et de force, qui connaissent la base du mouvement et la réalité de leurs peuples. Lorsqu’elles s’unissent, le mouvement devient plus fort. Cela a réveillé chez les Huni Kuin le désir d’organiser le premier Forum des femmes autochtones, il y a deux ans. Nous avons réuni plus de 200 femmes leaders à Rio Branco [au Brésil], venues de 118 villages. C’était un jalon historique pour notre peuple.
Quel est votre point de vue sur le contexte actuel et quelles sont les prochaines étapes de cette lutte à l’échelle locale et internationale?
Claire: La situation est très grave. Il faisait 52 °C à New Delhi la semaine dernière [à la fin octobre 2024]. C’est une température invivable pour l’être humain, et ce n’est que le début. Les rapports qui sortent sur l’avenir sont effrayants. Mais je crois en notre peuple et en notre spiritualité autochtone. Nous avons les réponses, le savoir, la force. Perdre espoir est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. Nos ancêtres ont survécu à des apocalypses, et nous survivrons aussi.
Shyrlene: Le besoin d’étudier, de quitter mon lieu d’origine pour arriver là où je suis, vient du fait que je sais que les peuples indigènes et chacun d’entre nous sommes en grand danger. Le manque de connaissances et d’informations est un signal d’alarme pour nous. Les peuples indigènes ont lutté contre cela en ce qui concerne leur vision du monde, leur spiritualité, leur connexion avec les êtres et les esprits. A partir du moment où ces êtres transmettent des messages, ces voix doivent être entendues. De nombreux chefs spirituels ont parlé de la nécessité de guérir l’âme, les relations et la Terre, ce qui conduira ensuite à la guérison collective.
Les COP, trente ans d’illusions sous contrÔle capitaliste
Bien avant Rio 1992, les prémices des politiques environnementales internationales se dessinaient déjà dans les années 1980. Mais c’est dans le sillage de l’effondrement du bloc soviétique et de la victoire idéologique du néolibéralisme que s’ouvre véritablement cette séquence. A Rio, l’ordre du monde est déjà fixé: le capitalisme a gagné et, comme le proférait ancienne Premier Ministre britannique Margareth Thatcher, there is no alternative. La crise écologique est reconnue, mais la manière de la traiter est dictée par un monde unipolaire où l’économie de marché est désormais la norme indiscutable. La crise écologique devient une variable d’ajustement du marché global, et non un appel à en sortir.
Dans ce contexte, les solutions mises en avant dans les COP ne sont jamais pensées en dehors de ce cadre. Au contraire, elles en sont l’expression la plus fidèle: mécanismes de marché, compensation carbone, croissance verte. Ce que l’on a appelé «développement durable» n’a été qu’une tentative de verdir un système fondé sur l’exploitation illimitée des ressources et la mise en concurrence généralisée. La marchandisation de la nature s’est imposée comme la réponse centrale: forêts, océans, carbone, tout a été réduit à une unité comptable. Mais ce n’est pas en mettant un prix sur la nature qu’on empêche sa destruction; c’est en la soustrayant à la logique du profit qu’on peut la protéger.
Trente ans plus tard, le constat est accablant: les émissions continuent d’augmenter, les écosystèmes s’effondrent, et les COP sont devenues des rituels creux, capturés par les intérêts privés d’une petite minorité. Il ne s’agit plus seulement de réclamer des objectifs plus ambitieux. Il faut remettre en cause le mode de production, de consommation et d’échange économique qui structure nos sociétés: basé sur l’accumulation, la croissance et la financiarisation du vivant. L’avenir ne peut se penser sans une véritable perspective de post-croissance, qui assume la nécessité de produire moins, de répartir mieux, et de restaurer les liens entre sociétés humaines et milieux naturels. Cela suppose de reconstruire des économies locales, sobres, solidaires et démocratiques.
Il est temps de rompre avec la croyance qu’un système peut se réformer de l’intérieur sans jamais remettre en cause ses fondements. L’écologie politique authentique commence là où finit l’illusion d’un capitalisme vert. CETIM
Paru dans Lendemains solidaires no 6. Lire aussi l’article de Noemi Grütter dans le même numéro.
Notes