Qui a porté Hitler au pouvoir?» demande l’historien Johann Chapoutot en sous-titre de son dernier livre, Les Irresponsables. Reprenant en partie les analyses contemporaines de la montée du fascisme proposées par Daniel Guérin (Fascisme et grand capital), Chapoutot souligne que l’arrivée du nazisme au pouvoir «procéda d’un choix, d’un calcul et d’un pari» imputables aux «élites économiques et patrimoniales». Pour l’historien, les mêmes élites reconduisent aujourd’hui le même choix, le même calcul et le même pari. Au-delà des éléments de similitudes entre les années 1930 et la période actuelle, il vaut la peine d’examiner les différences.
A Genève, la montée du fascisme dans la politique institutionnelle a lieu par la création, en 1923, de l’Union de défense économique (UDE), scission radicalisée du Parti démocratique (futur Parti libéral). Anti-étatiste, raciste et autoritaire, l’UDE est portée par une fraction de la bourgeoisie industrielle. Martin Naef, à l’origine de l’entreprise d’arômes qui deviendra Firmenich, ou Edmond Turrettini, directeur de la Société genevoise d’instruments de physique, sont parmi les fondateurs du parti. En 1932, l’UDE fusionne avec le groupuscule fasciste Ordre politique national pour constituer l’Union nationale, parti politique qui s’est «le plus rapproché du modèle fasciste», selon l’historien Mauro Cerutti.
Le fascisme apparaît ici comme l’expression politique d’une bourgeoisie industrielle dont les intérêts sont souvent antagonistes à ceux de la bourgeoisie foncière. La première maximise son profit avec des prix agricoles bas qui maintiennent des salaires bas et avec des terrains bon marché pour installer ses usines. La seconde recherche des prix agricoles hauts et une valeur élevée du sol pour obtenir une rente maximale. Dans les années 1930, en dehors du viticulteur David Revaclier, on ne trouve pas de gros agriculteurs dans l’UDE. Propriétaires fonciers et gros exploitants restent agrégés aux partis bourgeois traditionnels.
C’est une différence importante avec la situation actuelle. En effet, la fraction de la bourgeoisie tentée par l’autoritarisme semble aujourd’hui beaucoup plus liée à la rente foncière. Avant de diversifier ses investissements, Donald Trump hérite d’un empire immobilier. Selon Forbes, la moitié de la fortune de Trump, en 2019, provenait encore de ses possessions immobilières à New York. Pour les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron, les fonds d’investissements immobiliers font partie des acteurs de la «deuxième financiarisation» dont ils montrent qu’ils ont soutenu économiquement l’extrême droite lors de la campagne du Brexit. L’anthropologue Nisrin Elamin, quant à elle, relève que la tragique contre-révolution au Soudan est financée par les monarchies du Golfe pour s’assurer l’accaparement des terres fertiles soudanaises1> Lire notre chronique «Accaparement de terres au Soudan» du 16 mai 2024..
Dans notre pays, la trajectoire de l’Union démocratique du centre (UDC) peut aussi s’interpréter à l’aune de la fascisation de la rente foncière. Parti déclinant de la paysannerie en déclin, l’UDC doit son salut à un industriel, Christoph Blocher. Mais ce n’est pas sous les traits de l’industriel que Blocher se présente. Il active au contraire ses origines rurales et sa formation agricole ainsi que toute la mythologie agrariste alpine. Rapidement, il constitue en force électorale une fraction embourgeoisée du monde rural qui a profité de l’explosion des prix du terrain agricole entre 1950 et 1990. Le personnel politique de l’UDC est aujourd’hui massivement recruté parmi cette bourgeoisie rurale dont l’intérêt réside essentiellement dans la défense de sa fortune foncière et de la rente associée.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si les deux conseillers fédéraux représentant l’UDC sont issus de la profession agricole. Ce n’est pas un hasard non plus si l’UDC est passée à deux doigts d’entrer à l’exécutif cantonal genevois avec un viticulteur biologique. Pour l’heure, le parti agrarien aurait tort de renoncer aux institutions démocratiques au sein desquelles il triomphe. Mais la rente foncière est menacée par les contradictions du modèle agricole helvétique: surcapitalisation des exploitations, difficultés à assurer leur reprise, crise du modèle de l’exploitant individuel. Plus la menace s’accroîtra, plus s’accroîtra aussi la tentation de l’autoritarisme.
Notes