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Avoir peur

A livre ouvert

L’hypocondrie aiguë est de nos jours de plus en plus courante, d’aucuns diraient même qu’elle est symptomatique de nos sociétés, au sens où pour nous absolument tout semble recéler un danger et où nos peurs en disent davantage sur nous-mêmes que ce contre quoi elles se dirigent. Aussi dans le cadre d’une discussion, gardez-vous bien d’aborder ce pan de nos vies et ne dégainez jamais la question «de quoi as-tu peur?» – voire d’y répondre vous-même – sous peine de vous noyer sous un flot de réponses toutes plus angoissantes les unes que les autres.

Il n’empêche qu’aussi hypocondriaque la société soit-elle devenue, elle n’a pas encore fait le tour de toutes ses peurs. Tenez, essayez de vous confronter à l’information suivante parue le 21 septembre 20251> Stéphane Foucart, «Des pesticides jusque dans les nuages», Le Monde, 21-22 septembre 2025.: selon la couverture nuageuse considérée, entre 6 et 140 tonnes de pesticides actifs circulent en permanence dans le ciel français! Pour le cas suisse, une fois la règle de trois sortie des limbes de votre mémoire, vous comprendrez qu’il peut y en avoir jusqu’à 10 tonnes au-dessus de nos têtes. Ces pesticides se jouent de tout: des frontières et des interdictions, du temps qui passe (puisque quantité de pesticides interdits depuis des années flottent encore au-dessus de nos têtes) et puis des études elles-mêmes, car ici le glyphosate n’a pu être recherché dans les échantillons, allez savoir pourquoi, alors qu’il est le pesticide le plus utilisé au monde. Cerise sur le gâteau, les «effets délétères potentiels de ces substances loin de leurs lieux d’utilisation ne sont pas considérés dans les procédures officielles d’évaluation du risque».

Bref, s’il se trouve encore des personnes amatrices de nuages et expertes en nuvologie, voire en nubignose2> Cf. Fosco Maraini, Le Nuvolaire: principes de Nubignose, Clémence Hiver Editeur, 2000., le rêve ne saura manquer de se transformer chez elles en cauchemar. Quant à nous, nous ferions mieux de nous intéresser de plus près à ces nuages, à leur histoire et à leur géographie. Et pas seulement aux nuages d’ailleurs. Nous ferions mieux, tous comptes faits, de suivre les pas d’un auteur comme Mike Davis dont Rebecca Solnit nous rappelle qu’il était un formidable lecteur de paysages, capable de «percevoir le passé et le présent dans toute leur profondeur et leur étendue, d’y lire les conséquences de nos actions et certains de nos futurs potentiels».

Les Editions Amsterdam ont la bonne idée de rééditer son ouvrage Dead Cities3> Mike Davis, Dead Cities: récits d’un temps de catastrophes, Editions Amsterdam, 2025.. Sa lecture est en tous points passionnante. Peu importe qu’il parle de la New York post-11 septembre, des villes créées de toute pièce au milieu des années 1940 dans le désert de l’Utah pour être bombardées de toutes les manières possibles afin d’améliorer l’efficacité de toutes les armes possibles…, d’une Las Vegas proprement hors-sol asséchant sa région, ou encore de villes mortes, détruites par la guerre ou par l’appât du gain, la parole de Mike Davis frappe par la justesse de son analyse et par sa capacité à lier des domaines que tout en apparence sépare.

Prenez l’idée de «géomorphologie» et celle de «ghetto». Quels liens peut-il y avoir entre elles? En apparence aucun et pourtant, sous sa plume, le paysage urbain se prête de façon exemplaire à une lecture fine de ses formes élémentaires. C’est bien le regard du ou de la géomorphologue qui, au-delà la forme prise par la ville, est capable de mettre à jour les différents processus qui l’ont façonné, qu’il s’agisse de processus de création ou de destruction.

Dans Dead Cities, ce sont principalement les espaces ayant subi une destruction qui intéressent Mike Davis. Espaces rudéraux, espaces en ruine, espaces abandonnés mais où la vie végétale et animale foisonne. Espaces où la fiction voisine la dure réalité, car ce sont souvent les auteurs de fiction qui ont le mieux réussi à rendre compte des processus par lesquels une ville peut mourir.

Mais les pages les plus marquantes ne concernent pas le futur dystopique imaginé par un Richard Jefferies dans After London, or Wild England (1886) ou par un George R. Stewart dans La Terre demeure (1949). Ce sont plutôt celles qui montrent que la guerre est «un immense projet d’ingénierie» et que les Dr Folamour n’ont manqué ni dans un camp ni dans l’autre. S’il nous faut avoir peur, c’est d’abord de nous-mêmes.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant. Récente publication: November November. En route pour la Lune, la Terre en tête, Ed. La Baconnière, 2025.

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