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Avatars de la Françafrique

En coulisse

Depuis plus de quatre-vingts ans, se rejoue, dans un assourdissant silence mondial, un drame sidérant en Afrique de l’Ouest, celui du déni sempiternel des droits démocratiques des citoyen·nes africain·es vivant dans les pays emblématiques de la «Françafrique».

Au début des années 1960, devant les révoltes et aspirations à la liberté des peuples africains sous tutelle française, la France du général de Gaulle n’eut d’autre choix que de faire semblant de leur octroyer une indépendance de façade. Le gouvernement français opta alors pour la stratégie suivante: l’élimination des leaders indépendantistes et la mise en place de dictateurs à sa solde. Le vernis africain était préservé, et la mainmise demeurait effective. Mieux encore, la puissance coloniale n’avait plus besoin de s’occuper d’un semblant d’administration; elle pouvait se servir, sans assurer le strict minimum en termes de gestion des infrastructures ou être comptable des besoins de la population. C’est ainsi que furent éliminés (entre autres exemples) le premier président démocratique du Togo Sylvanus Olympio, le leader indépendantiste camerounais Félix Moumié (empoisonné à Genève par un agent des services secrets français) ou plus tard, en 1987, Thomas Sankara au Burkina Faso.

Aujourd’hui, la France a perdu du terrain en Afrique, mais ses méfaits ont largement contribué au dérèglement général de la vie démocratique en Afrique de l’Ouest. Et ses avatars continuent de prospérer. Ainsi au Togo, le fils du dictateur Gnassingbé Eyadema a régné pendant vingt ans, après la mort de son père (resté trente-huit ans au pouvoir). Les citoyen·nes togolais·es auront donc connu une seule et même famille régnante dans leur pays pendant… cinquante-huit ans! En 2025, Faure Gnassingbé (le fils) quitte enfin la présidence de la République… pour devenir président du Conseil de la République du Togo!

Imaginerait-on en France une soixantaine d’années avec la famille Macron ou Hollande présidente? Ou, en Suisse, Ignazio Cassis et Albert Rösti en charge des affaires du pays pendant plus d’un demi-siècle? Ce qui semble impossible et absurde pour l’Occident ne choque personne, dans notre hémisphère, lorsqu’il s’agit d’Afrique. Le mépris pour les droits démocratiques des Africain·es s’inscrit dans la longue tradition des rapports Nord-Sud, comprenant l’histoire nauséabonde de l’esclavage et du colonialisme.

Ce mois-ci, deux autres manifestations frappantes de ce mépris sautent aux yeux de celles et ceux qui veulent bien faire l’effort de regarder de ce côté-là de la planète: le résultat des «élections» au Cameroun et en Côte d’Ivoire.

Paul Biya, président du Cameroun depuis 1982 (et premier ministre entre 1975 et 1982) vient d’être reconduit à son poste après un simulacre d’élections. L’homme a 92 ans, se traîne comme une momie, n’est plus capable d’aligner deux phrases de suite, mais, dans l’indifférence de la communauté internationale, continue de diriger le Cameroun (ou, plus précisément, la petite clique qui l’entoure continue de le faire).

Tout·e citoyen·ne camerounais·e ne connaît pas d’autre président que Paul Biya depuis quarante-trois ans. Paul Biya cumule le double record d’être le plus vieux chef d’Etat en exercice du monde et celui qui est au pouvoir depuis le plus longtemps. Cette situation est le fruit direct des agissements de la Françafrique décrits succinctement plus haut. Le Cameroun a connu des massacres sanglants de la part de la puissance coloniale dès le début du processus d’«indépendance»; l’armée française a réprimé dans le sang les mouvements indépendantistes entre 1955 et 1971, avec un bilan humain s’élevant à plus de 100’000 victimes camerounaises. Paul Biya, héritier du processus et pièce maîtresse du dispositif françafricain, a été soutenu par tous les gouvernements français, de De Gaulle à Macron. Il réside la moitié du temps à l’hôtel Intercontinental à Genève.

La police genevoise est venue à son secours, il y a quatre ans, pour réprimer les manifestations d’opposant·es camerounais·es qui appelaient à sa démission devant l’Intercontinental, donnant lieu à des scènes de répression et de poursuites hallucinantes. Le fat gouvernement genevois fit l’autruche, bien entendu. On n’allait pas se formaliser pour les aspirations démocratiques de quelques Africain·es!

En Côte d’Ivoire, c’est ni plus ni moins l’instigateur de la sanglante guerre civile qui ravagea le pays au début des années 2000, Alassane Ouattara (un ami intime de Sarkozy), qui s’accapare un quatrième mandat, à l’issue d’un simulacre de processus électoral interdit à ses opposant·es les plus sérieux, et largement boycotté par l’opposition et le peuple. Pour les Ivoirien·nes aussi, le cauchemar continue.

Mais qui s’en soucie en Occident? La veulerie de nos dirigeants a déjà largement fait ses preuves face au génocide à Gaza. Pourquoi espérer un quelconque réveil, même de façade, concernant le droit à vivre en démocratie pour les Africain·es? Nos belles démocraties blanches n’ont même plus besoin de se fatiguer à mentir. L’opinion publique, elle, ferait bien de s’alarmer et de manifester sa solidarité car, au vu de la fascisation galopante de nos sociétés, nous pourrions bientôt connaître un destin analogue.

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

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