En France, neuf milliardaires possèdent la quasi-totalité des grands médias, mettant en danger la diversité de la presse. En Suisse, le phénomène est plus discret mais suit une tendance tout aussi préoccupante: la transformation des médias d’information en organes au service d’intérêts particuliers.
C’est contre cette logique que s’inscrit la grève des journalistes du Journal du Dimanche en 2023, opposés à la nomination de Geoffroy Lejeune, figure de l’extrême droite, à la tête de l’hebdomadaire français, sous le patronage de Vincent Bolloré. Cette contestation illustre une inquiétude plus large: celle d’une information soumise à des intérêts idéologiques ou économiques.
Dans une démocratie, les médias exercent en effet un véritable rôle de contre-pouvoir, comme le souligne l’AIEP, l’autorité indépendante qui traite les plaintes concernant les diffuseurs de radio-télévision suisses. Quant à la Confédération, ses offices n’ont pas vocation à limiter la liberté de la presse, mais bien à en assurer la protection. Le pluralisme de l’information, pilier de la démocratie, vise à éviter qu’une seule entité privée, en dépit de son affiliation politique, n’exerce une influence dominante sur l’ensemble du débat public.
Pourtant, ce dernier se fissure petit à petit sous le poids des géants médiatiques et du fait de la fragilité des indépendants. Pour illustrer cette cassure, il n’est pas toujours évident d’y voir clair dans le grand «qui possède quoi» et de démêler les liens d’appartenance entre les différents médias qui composent le paysage suisse de l’information. Il en va ainsi de notre agence de presse nationale Keystone-ATS, détenue à 30% par l’agence de presse autrichienne Austria Presse Agentur (APA).
Toujours à l’échelle suisse, le cas de TX Group, anciennement Tamedia, illustre bien cette tendance à la centralisation et la concentration du paysage médiatique. Ce groupe zurichois détient, à la suite de multiples fusions et acquisitions, une part considérable de la presse suisse: 24 Heures, Tribune de Genève, Le Matin dimanche, mais aussi des dizaines de titres germanophones. Aujourd’hui, TX Group est le plus grand acteur privé du paysage médiatique helvétique. Son audience numérique atteignait déjà 35% il y a dix ans, suivie par le groupe Ringier (Le Temps, Blick…) à hauteur de 20% (Dr Philippe Amez-Droz, Unige).
Selon l’Office fédéral de la communication (rapport annuel 2023), TX Group est aussi le deuxième groupe le plus influent en Suisse, derrière la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) – influence mesurée par la crédibilité perçue, la pertinence éditoriale et le pouvoir de marché. D’autres entités apparaissent aussi au classement; Meta exercerait une influence supérieure à certains groupes suisses comme Ringier et NZZ (respectivement 3% et 6% de plus) et un pouvoir de marché de 13%, selon le Monitoring Médias Suisse 2023. Peu étonnant peut-être à l’ère du numérique, mais inquiétant lorsqu’on se rappelle des pratiques par Meta comme le shadowban [qui limite la visibilité des publications d’un utilisateur sans l’en informer] rapporté par des usagers lors de la couverture du génocide à Gaza.
Cependant, cet ascendant économique a un coût: restructurations, licenciements, fermeture d’imprimeries, jusqu’à la perte de certains corps de métiers comme les rotateurs. En 2023, près de 300 postes ont été biffés, affaiblissant encore le tissu économique local et la diversité des voix dans les rédactions.
La concentration des médias ne menace pas seulement l’emploi, elle réduit la pluralité des points de vue, homogénéise les contenus et limite les débats contradictoires. A un niveau plus régional, lorsque qu’une chaîne de télévision privée, comme Léman Bleu à Genève, est désignée par le FÖG de l’Université de Zürich comme la rédaction de référence en Suisse romande, tous supports confondus, il est légitime de s’interroger sur l’influence potentielle de son propriétaire, Stéphane Barbier-Mueller, directeur du groupe éponyme, sur l’ensemble du paysage médiatique romand.
Face à cette emprise, les médias locaux, associatifs et indépendants apparaissent comme les derniers bastions du pluralisme. Mais leur survie est incertaine. Ils doivent composer avec des moyens limités et un modèle économique en crise. En effet, la baisse des audiences et le passage accéléré au numérique ont engendré le déclin des recettes publicitaires toute presse confondue de plus de 50% entre 2008 et 2017 (Dr Philippe Amez-Droz). Certes certaines aides et décisions restent cruciales, comme le rejet de l’initiative «200 francs, ça suffit!» concernant la redevance, ou les 85 millions de francs par an octroyés par le parlement à la réduction des tarifs postaux des quotidiens et hebdomadaires. Mais cette aide non pérenne ne fait que retarder le besoin d’une vraie bouée de sauvetage.