On dit souvent que l’instinct nous guide, mais aussi qu’il est animal et impulsif. Mais que désigne-t-on vraiment par-là?
Définition du Larousse: Impulsion souvent irraisonnée qui détermine l’humain dans ses actes, son comportement. Contraires: raison, raisonnement.
Définition selon le Merriam-Webster: Tendance largement héréditaire et inaltérable d’un organisme à produire une réponse complexe et spécifique à des stimuli environnementaux sans impliquer la raison.
La définition du Merriam-Webster, bien que plus dynamique et interactive que celle du Larousse, me laisse pourtant insatisfaite. Elle enferme l’instinct dans une mécanique biologique ou comportementale, comme si toute spontanéité était condamnée à l’irraisonné ou à l’héréditaire. Or l’instinct déborde aussi ces cadres. Plus qu’une réponse automatique, il peut être intuition féconde, expression d’une intelligence intrinsèque, mouvement libre, parfois sauvage, et pour cette raison même, fulgurant et lumineux.
Pour moi, l’instinct a longtemps été synonyme de spontanéité et de créativité pure, parce que délesté de codes ou de calculs. Il se manifeste dans des formes d’expression populaires: les danses, esthétiques, chants de zones rurales ou de faubourgs urbains, longtemps marginalisés, désormais mis à l’ordre du jour dans un mainstream culturel globalisé. Kuduru, rap, aché, reggaeton, voguing, pantsula.
L’instinct, c’est Lila dans L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Ce personnage intuitif, rebelle, qui refuse de soumettre son esprit à la lente domestication de la raison. Lila flirte tantôt avec la mafia, tantôt avec les mouvements ouvriers, se consume dans des choix personnels irraisonnés. Et pourtant, elle inspire Elena, la studieuse, la rationnelle, l’ambitieuse. Pour moi, l’instinct, ce sont les idées, la création, sans le calcul du pouvoir ou de l’intérêt. On le retrouve dans l’art brut. Des créations spontanées, non académiques, souvent produites par des personnes en marge – enfants, autodidactes, personnes internées, parfois dites atteintes de troubles mentaux, peut-être justement en raison de leur excès de lucidité. La notion même de «maladie» est ici questionnée: qui décide de ce qui est pathologique – et depuis quel regard?
J’habite à proximité du Musée de l’art brut de Lausanne. Je m’y rends parfois lorsque je sens un blocage d’inspiration. Les œuvres exposées expriment une nécessité intérieure, incarnent une forme de créativité viscérale, non brimée par la technique ou les conventions. Libérateur. De même, l’écriture automatique des surréalistes – je ne connais qu’André Breton, dont l’automaticité semblait tout de même très retravaillée et policée à mes yeux de collégienne – visait à libérer l’instinct créatif, à capter les images mentales brutes et les associations libres. Sans sophistication ni construction narrative. Dans une veine contemporaine, je pense à Bertrand Belin, dont la poésie sonore, associations d’images disparates, semble jaillir d’un lieu intérieur. Elle se construit elle aussi à partir de l’écriture automatique. Rien de surprenant, d’ailleurs, que cet univers si sophistiqué et singulier soit le produit d’un transfuge social absolu…
Pourtant, – et même si j’ai de la peine à le concéder – comme le suggère la définition du Merriam-Webster, l’instinct peut aussi être hérité, répétitif, parfois nocif. Il peut nous faire réagir à certains stimuli avec une invraisemblable capacité à laisser la raison de côté. Songeons à nos choix amoureux, aux réactions parfois viscérales que nous répétons encore et encore face à des collègues ou des membres de notre famille. Des comportements puérils, vains, stériles. Et ce même instinct, dans ses formes les plus archaïques – protection, peur, rejet – peut être manipulé à grande échelle. Des personnalités politiques s’en emparent pour justifier l’exclusion, la stigmatisation, voire la violence. Ce qui relève de l’intime est alors amplifié, instrumentalisé au niveau collectif. L’instinct, dans sa dimension la plus sombre, est détourné pour servir la démagogie. Or c’est précisément la raison – que je redoute parfois pour sa tendance à uniformiser, à lisser les élans – qui nous permet de corriger ces réflexes enracinés. A les dompter, pour ne garder au fond que la partie féconde de l’instinct: l’élan vital et créatif.