Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Une vision hagiographique de Godard et du tournage d’«A bout de souffle»

Les écrans au prisme du genre

Nouvelle Vague1>Nouvelle Vague (2025), film français de Richard Linklater. de Richard Linklater déploie des moyens et des talents impressionnants pour reconstituer le tournage d’A bout de souffle de Godard dans le Paris de l’été 1959, alors que Les 400 coups de Truffaut vient de triompher au Festival de Cannes et que Chabrol a déjà sorti deux films. Reprenant le noir et blanc typique des films de la Nouvelle Vague (la couleur était déjà utilisée en France par des coproductions à gros budget), Linklater choisit, pour incarner les protagonistes de cette histoire, des acteurs inconnus qui cumulent une ressemblance physique souvent impressionnante avec leur modèle et un jeu qui crée une illusion presque parfaite: ce choix – inverse de celui de la plupart des biopics qui cherchent à rapprocher physiquement des acteur·ices connu·es de leur modèle à force de maquillage et de postiches (dernier exemple en date: Moi qui t’aimais de Diane Kurys, avec Marina Foïs et Roschdy Zem incarnant Signoret et Montand) – se révèle tout à fait convaincant.

Mais le problème de ce film qui sort en 2025, c’est qu’il reconduit caricaturalement le rapport hagiographique à la Nouvelle Vague en général, et à Godard en particulier, qui est au fondement du discours cinéphilique en France depuis soixante ans. Aucune distance critique avec cette figure de créateur solitaire et inspiré qui se bat contre les contraintes du cinéma de studio, contre les scénarios bétonnés, contre le star-système, contre les exigences de rentabilité des producteur·rices, contre les (mauvaises) habitudes des technicien·nes, et qui invente le «cinéma moderne» en improvisant dans des décors naturels et en coupant au montage à l’intérieur des scènes.

Si l’inventivité des procédés utilisés par Godard pour faire son premier long-métrage avec des moyens extrêmement réduits n’est plus à démontrer, ses rapports avec ses collaborateur·ices, technicien·nes et acteur·ices, sont montrés sur un mode hiérarchique jamais pris en défaut – il a toujours raison, et toujours tout seul –, justifiant ainsi les dérives autoritaires et les abus de pouvoir qu’on dénonce aujourd’hui dans le milieu du cinéma.

De plus, comme le remarque Jérôme Pacouret, auteur de Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma? Art, pouvoirs et division du travail (CNRS éditions, 2025) dans un entretien donné à Mediapart2> www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/081025/le-film-nouvelle-vague-participe-d-une-idealisation-de-l-auteur-de-cinema: «On peut critiquer Nouvelle Vague pour son sexisme. Le film dévalorise particulièrement le travail des techniciennes. La scripte comme la maquilleuse sont représentées comme faisant un travail assez inutile, et cherchant à imposer des règles auxquelles le réalisateur se refuse, et dont il va s’affranchir. Linklater a du mal à représenter des professionnelles autrement que comme celles qui font obstacle à la vision artistique du réalisateur, à l’avènement d’une révolution.»

La première scène de tournage – Belmondo/Michel Poiccard fait irruption dans la chambre de bonne d’une ex, Liliane, et à qui il va piquer du fric – nous rend complice du sans-gêne de l’équipe, qui envahit effectivement la chambre alors que l’actrice se réveille, sans aucune distance avec le comportement de Belmondo et de Godard: tout le monde rit, y compris l’actrice, dont on nous a suggéré dans une scène précédente qu’elle est la petite amie de Truffaut (alors en couple avec Madeleine Morgenstern), raison pour laquelle elle décroche un petit rôle dans le film. Toute cette séquence dégage une complaisance gênante aujourd’hui vis-à-vis du machisme ordinaire.

Jean Seberg (Zoey Deutch) est montrée comme une actrice capricieuse et totalement dépourvue d’autonomie: c’est son mari de l’époque, l’avocat François Moreuil (dont elle se séparera peu après) qui s’improvise son agent, décide sans lui demander son avis qu’elle jouera dans le film de Godard et la sermonne quand elle se plaint des conditions de tournage. Il négocie avec Godard l’embauche de sa maquilleuse habituelle (bien que Godard refuse le maquillage) pour la rassurer de façon infantilisante.

Ce faisant, Linklater montre involontairement le lien profond qui continue à exister entre cinéma d’auteur, domination masculine et sexisme, des deux côtés de l’Atlantique. Bizarrement, les films étasuniens de Linklater – en particulier sa trilogie Before Sunrise (1995), Before Sunset (2004), Before Midnight (2013) qui chronique la vie d’un couple incarné par les deux mêmes acteur·ices (Julie Delpy et Ethan Hawke) pendant presque vingt ans – manifestaient une sensibilité plus «moderne» aux rapports homme-femme. Comme si le culte pour la Nouvelle Vague avait un effet régressif…

On aurait pu espérer en 2025, presque dix ans après #Metoo, une vision un peu plus subtile, complexe et contradictoire de ce moment important de l’histoire du cinéma français.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net; autrice de La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier (CNRS éditions, 2005), à paraître au format poche chez Amsterdam en novembre.

Chronique liée