
L’Indonésie: treize mille îles qui s’étendent sur cinq mille kilomètres d’est en ouest, deux mille du nord au sud. Les grandes îles, Sumatra, Java (et la capitale du pays, Djakarta), Bornéo (Kalimantan), Sulawesi; Bali et les îles de la Sonde; les plus petites, les Moluques. En 1960, quelque cent millions d’habitants, quatre-vingts à Java. Une religion dominante: l’islam; à Bali des hindouistes; dispersées des minorités chrétiennes; un vieux paganisme multiforme, qui affleure dans les campagnes.
En 1942, l’armée japonaise occupe Singapour, puis Bali et Java, et écrase en trois mois les troupes du colon hollandais, présent dans les îles indonésiennes depuis le XVIIe siècle, et qui exploite leurs populations avec une grande brutalité. Un choc décisif pour les mouvements nationalistes, actifs depuis 1900 mais réprimés. Figure connue de ce milieu, l’ingénieur Ahmed Sukarno joue la carte de l’occupant, et, après la défaite de celui-ci, proclame, en août 1945, l’indépendance de l’archipel, que la Hollande reconnaîtra en 1949 non sans avoir tenté de le reconquérir – opérations violentes, ruines accumulées, économie à reconstruire. Il faudra encore bien des affrontements et d’âpres négociations pour que la liberté triomphe enfin.
Sur le plan politique, des partis indonésiens se sont déjà profilés, notamment le PKI (Parti communiste) en 1920 et le PNI (Parti national, progressiste) en 1927, dirigé par Sukarno. Après la guerre, le Masjumi (musulman, conservateur) en 1945, qui recrute parmi les grands propriétaires, les commerçants, les entrepreneurs, et le NU (Nahdatul Ulama, musulman, centre-droit) en 1952, qui groupe des petits propriétaires et des enseignants attachés à un islam rigoureux. Quant aux syndicats, dont le premier date de 1905 – les cheminots –, ils se développent après 1945.
Le souci majeur du jeune Etat est d’assurer sa cohésion territoriale, que menacent de nombreuses tendances séparatistes, parfois soutenues par l’ancien colon. Le rôle de l’armée de terre – équipée par les Soviétiques – est ici primordial, car elle seule est en mesure de transcender les clivages ethniques et religieux et de devenir un outil au service de la nation tout entière. De nombreux officiers s’y emploient, dont Abdul Haris Nasution, musulman sans exclusive, bientôt général, qui a combattu naguère les Hollandais et s’inquiète de l’essor continu du PKI. L’insurrection bâclée que celui-ci organise en 1948 à l’est de Java – contre l’avis de Staline – est brisée par l’armée, qui, au même moment, entre en lutte à l’ouest de l’île contre les extrémistes du Darul Islam, partisans d’une théocratie.
Au seuil des années 1960, les leaders du PKI – D.N. Aidit, M.H. Lukman, L. Njoto – déplacent des foules immenses. Même gonflés tactiquement, les effectifs du parti sont considérables: trois millions d’adhérents, auxquels s’ajoutent ceux de la Jeunesse du peuple (trois millions), du Front paysan (huit millions), et les membres du Gerwani, le mouvement des femmes (près de deux millions). Ce dernier développant une forte activité militante dans les quartiers urbains et les milieux ruraux, assurant des cours d’alphabétisation et formant ses membres à se mobiliser en cas de catastrophes naturelles (on est loin des cours de cuisine et de couture dispensés dans les associations musulmanes similaires). Par ailleurs, le PKI s’active à accélérer une réforme agraire votée mais dont l’application tarde.
Cette croissance va de pair avec la politique étrangère offensive conduite par Sukarno depuis la conférence de Bandung, où s’est tenue la première conférence des peuples d’Asie et d’Afrique (1955), qui lui a acquis une stature internationale. Il dénonce les menées des impérialistes occidentaux. Ainsi les Hollandais, qui se maintiennent en Nouvelle-Guinée occidentale (sur la carte, provinces indonésiennes de Papouasie et Papouasie occidentale)1>A ne pas confondre avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Etat souverain de la partie orientale de l’île, ndlr., et les Anglais, qui suscitent en 1963 la création d’un Etat nouveau au nord de l’Indonésie, la Malaysia (regroupant la Malaisie, Singapour et les anciennes colonies britanniques du nord Bornéo). Cela entraîne là encore l’intervention de l’armée. Sukarno s’éloigne de Moscou, puissance amie lointaine, se rapproche de Pékin (tout comme le PKI) et rompt avec l’ONU.
Par ailleurs, dans le cadre du régime dit de «démocratie dirigée», il s’arroge des pouvoirs étendus et promeut une politique de front commun PNI, PKI et forces musulmanes modérées, pour faire face aux difficultés économiques et aux tensions sociales. Mais le PNI traîne les pieds et se divise entre conservateurs et progressistes, alors que le PKI renforce son appui au président, son unique recours contre une armée toujours plus hostile, voire menaçante. Or la santé de Sukarno se dégrade, et ses relations avec Nasution, promu ministre de la Défense, n’ont jamais été bonnes…
«Coup» et manipulation
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, un officier de la garde de Sukarno, le lieutenant-colonel Untung Syamsuri, tente un coup de force à Djakarta dans le but de «protéger» le président et de contrecarrer un probable pronunciamento fomenté contre lui par un conseil clandestin des généraux de l’armée de terre, parmi lesquels Nasution. Untung est peu connu, il est de gauche mais n’est pas communiste, pas plus son principal soutien, le maréchal de l’air Omar Dhani. Sur les sept généraux suspects, trois sont enlevés et exécutés sur la base militaire d’Halim, voisine de la capitale et QG d’Untung. Trois autres sont abattus à domicile devant leur famille; Nasution, lui, parvient à s’échapper sous les balles. Alerté à l’aube, le général Suharto, officier de second rang mais commandant de la réserve stratégique, intervient et se rend maître de la situation en quarante-huit heures sans coup férir, et disperse les conjurés repliés à Halim, où les corps des généraux liquidés ont été jetés dans un puits.
Sukarno n’a guère manifesté d’émotion à l’annonce de cette nouvelle macabre, mais il n’a pas cautionné pour autant l’action des conjurés. Quant au PKI, informé de leurs intentions, il n’a pas pris part au coup de force, à l’exception de quelques militants. Il ne se doute pas que son destin se joue à Londres et à Washington, dont Sukarno est la bête noire à éliminer d’une manière ou d’une autre. Or le PKI le soutient et réciproquement: c’est donc le PKI qui doit être anéanti. Les services secrets anglais et américains font savamment courir le bruit à Djakarta qu’un conseil de généraux envisage le renversement du président, ce qui ne peut qu’alarmer davantage le parti et le pousser à la faute, le contraindre à une action préventive de grande envergure, aisée à présenter comme le premier pas vers une révolution. Et il va tomber dans le piège: le 2 octobre, alors que la tentative d’Untung vient d’échouer, le PKI déclare l’approuver dans l’éditorial en première page de son quotidien. Il a signé son arrêt de mort.
L’exhumation des cadavres des généraux et leur enterrement solennel sont mis en scène avec complaisance par Suharto, photos à l’appui. C’est l’appel à la vengeance, «purge» – c’est le mot utilisé – qui va tourner à l’abomination: «pour un général assassiné, 100 000 communistes seront exécutés». Suharto donne mission à l’armée de s’en charger – c’est lui qui est à la manœuvre, et non Sukarno, dépassé, ou Nasution, mis sur la touche. De son côté, le NU appelle sa milice Ansar au jihad contre «les athées». Les membres les plus conservateurs du PNI suivent le mouvement.
Une férocité inouïe
Un délire collectif, un massacre – prévu et préparé à l’évidence de longue date. A Java en priorité, mais aussi à Sumatra, à Bornéo, à Sulawesi, dans les petites îles. Les communistes déclarés ou supposés, dirigeants, militants, adhérents, sympathisants, et leurs mouvements de jeunesse et associations paysannes sont traqués. Hommes torturés, mutilés, décapités, cadavres abandonnés à ciel ouvert, jetés dans des charniers, à la mer ou dans des fleuves, rouges de sang des mois durant. Aidit, Lukman, Njoto sont exécutés. Untung également, mais Dhani, haut grade oblige, sera incarcéré – jusqu’en 1995. Une violence particulière se déchaîne avec l’Ansar contre les musulmans pauvres des campagnes, qui associent souvent islam, divinités païennes et pratiques chamaniques, mais surtout contre les militantes de Gerwani, accablées d’injures –«débauchées», «prostituées» ou «mutilatrices», le grand phantasme – et tuées par centaines. Les massacreurs viennent la plupart des villes, ils sont parfois très jeunes – des lycéens, des étudiants libérés des cours pour l’atroce besogne. On profite aussi de l’impunité pour régler des comptes personnels, comme souvent en pareille période.
Une bonne partie de l’armée de terre laisse faire, encadre les bandes criminelles, leur distribue des armes, leur désigne les cibles, mais on s’avise assez vite qu’il vaut mieux avoir affaire aux soldats, qui s’opposent ici et là aux pires exactions, qu’aux milices de civils hystériques. Et toutes les divisions de l’armée ne participent pas à l’extermination: ainsi celle qui est stationnée au centre de Java, plutôt favorable à Untung, et qui ne bouge pas; ou celle qui est mobilisée à l’ouest de l’île contre les combattants du Darul Islam, et qui stoppe les miliciens d’Ansar.
Bali, «l’île aimée des dieux», le paradis imaginaire des Occidentaux, est à son tour emportée dans la tourmente meurtrière. Elle est une exception dans l’archipel, l’islam n’y a pas supplanté l’Agama Hindu, la religion et l’ordre social hindous, profondément enracinés dans la culture populaire. C’est là que les communistes, bien accueillis par les classes pauvres, ont commis avant 1965 une erreur monumentale en s’attaquant de front aux traditions locales, en dénonçant les pratiques superstitieuses, en interrompant les cérémonies. Violences insupportables, la population gronde, et c’est l’explosion – un massacre à l’arme blanche, encouragé par les grands propriétaires et les militants balinais du PNI. Quarante mille sur les deux millions d’habitants sont tués. Le corps de Gede Puger, du PKI et dirigeant de l’île, est retrouvé découpé en morceaux.
Dans l’ensemble, la résistance des communistes à «la purge» a été presque impossible, en raison du massif effet de surprise. Une année auparavant, Sukarno n’avait pas accédé à la demande pressante d’Aidit de distribuer des armes aux paysans et aux ouvriers. Et le nombre considérable des membres du PKI était inversement proportionnel à leur formation politique et militante (la remarque est celle d’historiens marxistes). Sans parler de leur répartition inégale selon les régions.
Conscience frustrée
Sinistre comptabilité – on estime aujourd’hui les assassinés dans toute l’Indonésie à cinq cent mille voire bien davantage sur une population totale de cent millions d’habitants. Pour la plupart des hommes, essentiellement à Java. Près de deux millions de membres du PKI ont été déportés dans le camp de concentration à ciel ouvert de l’île de Buru – cent mille y seront encore détenus en 1970.
A cette date, Sukarno, évincé du pouvoir, est mort et Suharto impose sa dictature au pays pour trente ans. Rassurés, les capitaux étrangers vont à nouveau affluer, mais le redressement de l’économie mise à mal profite en priorité à une oligarchie corrompue. Contre les manifestations de la misère, contre les mobilisations en faveur du retour des libertés, la violence reste de rigueur. Et elle sera à nouveau destructrice dès 1975 contre les habitants de la partie orientale de l’île de Timor, vieille colonie portugaise qui a déclaré son indépendance au lendemain de la Révolution des Œillets à Lisbonne. Et que Djakarta entend récupérer par la force. Deux cent mille Timorais seront massacrés, jusqu’à ce que les autorités indonésiennes, une fois la démocratie rétablie à Djakarta, renoncent bon gré mal gré en 2000 à leur mainmise sauvage sur Timor est.
Evoquer les événements de 1965 a été presque impossible en Indonésie jusqu’à aujourd’hui. La récolte des témoignages et des documents est encore entravée par le pouvoir. Cette terrible histoire sera-t-elle jamais écrite par les chercheurs locaux? Elle demeure là-bas une plaie ouverte dans la conscience populaire, et ici, pour nous, une page scandaleusement méconnue.
Notes