Contrechamp

L’impérialisme suisse au Brésil dictatorial

Le 31 mars 1964, le président brésilien réformiste João Goulart est renversé par un putsch militaire porté par les milieux industriels, financiers et médiatiques, avec l’appui des Etats-Unis. En pleine guerre froide, sa destitution conforte les investisseurs étrangers – Suisse comprise. Tour d’horizon des intérêts économiques helvétiques dans le Brésil de la dictature.
L’impérialisme suisse au Brésil dictatorial
La diplomate suisse Catherine Krieg présente des panneaux de l’exposition «Swiss Industrial Design» au vice-gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, Edmar Fetter, à Porto Allegre, le 20 juillet 1973. FONDS PRO HELVETIA, ARCHIVES FÉDÉRALES SUISSES
Histoire

En mars 2024, des milliers de Brésiliens et de Brésiliennes sont descendu·es dans les rues pour marquer les soixante ans du coup d’Etat et du régime militaire installé au pouvoir jusqu’en 1985. L’objectif était de rendre hommage aux milliers de victimes de la dictature et de dénoncer les crimes commis en son nom, ainsi que dénoncer l’amnistie générale de 1979 qui protège leurs auteurs. Ce triste anniversaire donne l’occasion d’aborder un aspect méconnu d’un sombre volet de l’histoire brésilienne: la manière par laquelle les milieux dirigeants suisses, farouchement anticommunistes, ont à la fois soutenu et profité de cette dictature pendant vingt-et-un ans.

Soutenir le régime et conquérir les marchés

En 1961, João Goulart arrive au pouvoir au Brésil. Il est soutenu par les mouvements sociaux et les syndicats. En pleine guerre froide, le pays revêt pour l’ensemble du camp occidental et anticommuniste, dont la Suisse fait partie, une importance cruciale. Goulart promeut une série de réformes portant atteinte aux intérêts des investisseurs internationaux et exacerbe le désaveu des puissances étrangères envers un président jugé «incapable» par l’ambassadeur de Suisse à Rio de Janeiro1>Archives fédérales suisses, E2300#1000/716#876*, Rapport politique n°5 de Dominicé à Wahlen, «Le président demande au Parlement de proclamer l’Etat de siège», le 7 octobre 1963.. Début 1964, les créanciers du Nord – dont les helvétiques – refusent de nouveaux crédits au Brésil, s’alignant sur la position du Fonds monétaire international (FMI).

Cette stratégie d’étranglement financier dirigée par les Etats-Unis rend impossible l’application des politiques progressistes du gouvernement brésilien. Quelques semaines plus tard, le 31 mars 1964, Goulart est chassé par les militaires et remplacé par un gouvernement mené par le général Castelo Branco. Celui-ci bénéficie d’un accueil chaleureux de l’Occident et des crédits sont rapidement remis à disposition du Brésil en gage de confiance politique. Le Conseil fédéral évoquera même un geste de «solidarité»2>«Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant l’accord de consolidation conclu entre la Confédération suisse et les Etats-Unis du Brésil (du 11 décembre 1964)» in Feuille fédérale, n°52, 31 décembre 1964, p. 1696.. Les milieux d’affaires se réjouissent de cette nouvelle orientation économique – quand ils n’ont pas directement participé à la déstabilisation du gouvernement Goulart.

Pour les cercles dirigeants helvétiques, l’enjeu est de taille. En 1964, la Suisse occupe la troisième place des investisseurs au Brésil. Diverses filiales de grands groupes helvétiques y sont installées et y réalisent de juteux profits dans les secteurs pharmaceutique (Hoffmann-La Roche, Ciba, Sandoz), alimentaire (Nestlé), des machines et appareils (Sulzer; Brown Boveri, aujourd’hui ABB) et du ciment (Holderbank, aujourd’hui Holcim). Au long de la dictature militaire, les relations économiques se renforcent considérablement entre les deux pays. Dix ans après le coup d’Etat, les exportations suisses vers le Brésil ont augmenté de 286% en termes réels. A l’instar des échanges commerciaux, les investissements directs et les prêts octroyés par les banques suisses s’envolent à mesure que le régime se durcit et ce jusqu’à la fin de la dictature, creusant un déséquilibre déjà important dans les relations bilatérales.

En effet, le Brésil des militaires compte sur d’énormes flux de capitaux helvétiques pour lui permettre de réaliser son plan de développement, lequel débouche sur une période de croissance phénoménale au tournant des années 1970, connue sous le terme de «miracle économique brésilien». Le succès de cette politique sert en même temps de vitrine internationale au régime militaire, attise la convoitise des investisseurs étrangers et permet à l’économie suisse d’accroître sa présence au Brésil. Cela vaut d’ailleurs à l’ambassadeur de Suisse, Giovanni Bucher, d’être enlevé à Rio en décembre 1970 par un groupe de révolutionnaires de l’opposition.

C’est au nom de la neutralité et d’une application orthodoxe du libéralisme économique que les autorités helvétiques justifient des liens économiques étroits avec la dictature brésilienne et combattent toute intervention étatique qui viendrait freiner l’expansion de l’économie privée suisse à l’étranger. La doctrine de la neutralité a donc favorisé la mise en œuvre de cette offensive économique que constitue un impérialisme suisse basé sur une puissante place financière et usant de discrétion, sans démonstration de force militaire ni empire colonial3>A ce sujet, voir: https://lecourrier.ch/2020/12/06/les-secrets-dune-puissance-invisible/.

Durant la dictature brésilienne, la Suisse a parfaitement rempli son rôle de garant du profit des entreprises helvétiques de deux façons. D’une part, ses services diplomatiques ont joué un rôle fondamental dans le travail de lobby auprès du gouvernement brésilien pour contrer des mesures économiques allant à l’encontre des intérêts privés helvétiques ou, inversement, pour obtenir une amélioration de la condition de l’investisseur suisse. Ainsi, dès le printemps 1964, les autorités helvétiques profitent d’un rapport de forces favorable dans la négociation d’un accord de consolidation des dettes brésiliennes pour faire modifier une loi sur le transfert des bénéfices, satisfaisant ainsi les revendications des investisseurs helvétiques. D’autre part, l’industrie d’exportation et les investisseurs ont pu largement bénéficier des outils d’expansion économique mis en place par la Confédération que sont la Garantie fédérale contre les risques à l’exportation, ou son homologue pour les investissements. Ces instruments permettent de sécuriser les affaires à l’étranger: en cas de risques économiques ou politiques (par exemple, nationalisations d’entreprises étrangères), la Confédération couvre une large partie des pertes. Grâce à cette politique, les autorités fédérales ont marché main dans la main avec les capitalistes suisses pour favoriser les conditions d’expansion des entreprises helvétiques au Brésil et leur assurer ainsi une position de poids sur ce marché.

En somme, la politique d’expansion économique de la Suisse n’a jamais été remise en question par la répression menée par le gouvernement de la junte militaire brésilienne. Celle-ci représentait au contraire un gage de stabilité politique et de paix sociale aux yeux des investisseurs helvétiques, qui n’ont pas hésité à intensifier leurs affaires au Brésil, avec le soutien des autorités politiques suisses.

La Confédération en tête des investisseurs

En 1973, la Suisse se classe parmi les plus gros investisseurs directs à l’étranger, en endossant la huitième position au niveau mondial, et la deuxième si l’on considère la part que représentent les investissements à l’étranger dans le PIB national. Pour illustrer concrètement l’expansion de l’économie helvétique à l’international, le Brésil est un excellent cas d’école.

L’exportation de capitaux sous la forme d’investissements directs à l’étranger (IDE) est un des outils essentiels de l’impérialisme suisse. Dès les débuts du «miracle économique brésilien», en 1969, et durant toute la décennie qui suit, les IDE suisses connaissent une explosion fulgurante dans ce pays. Ils prennent la forme d’implantations de filiales de firmes helvétiques ou d’acquisitions d’entreprises locales, en visant une prise de contrôle de secteurs de l’économie brésilienne par le capital helvétique.

En 1973, le stock d’IDE helvétique au Brésil est d’environ 1,1 milliard de francs suisses4>Sauf indication contraire, les montants sont mentionnés en monnaie courante. et représente presque le triple du PIB brésilien. Quatre ans plus tard, ce montant s’élève à 2,3 milliards de francs, plaçant ainsi la Confédération au troisième rang des investisseurs étrangers au Brésil, après les Etats-Unis et la RFA, et au coude à coude avec le Japon. Une mise en perspective de ces données avec la taille de la Suisse permet de mieux mesurer «la force du petit», pour reprendre les termes de l’historienne Janick Schaufelbuehl5>Schaufelbuehl Janick Marina, La France et la Suisse, ou la force du petit: évasion fiscale, relations commerciales et financières (1940-1954), Paris: Presses de Sciences Po, 2009, 442 p.. Si on considère les dix plus importants investisseurs étrangers du Brésil par tête, la Suisse est de très loin le premier. Avec un stock d’environ 187,8 dollars par habitant, l’investissement direct helvétique est six fois supérieur à celui de la Suède et huit fois supérieur à celui de la RFA, qui occupent respectivement les deuxième et troisième places. Il est même supérieur à l’ensemble du stock de ses neuf concurrents additionnés. GL/GS

Des secteurs sous emprise suisse

Dans la course inter-impérialiste aux marchés brésiliens, les entreprises helvétiques sont à la pointe d’une série de secteurs. C’est le cas par exemple du secteur alimentaire, où Nestlé – hégémonique jusqu’à nos jours – détient le monopole de la production de divers types de produits, comme le chocolat ou le lait en poudre. Dans le secteur des machines, au tournant des années 1970, la filiale brésilienne de Brown Boveri est la plus importante du groupe hors d’Europe, mais aussi la plus grande industrie électromécanique d’Amérique du Sud. Malgré la crise économique mondiale des années 1973-1976, l’économie suisse parvient à consolider ses positions sur le marché brésilien. En 1975, parmi les 1000 plus grandes entreprises brésiliennes, 25 sont contrôlées par des capitaux suisses, dont la filiale brésilienne de Nestlé (22e), Ciba-Geigy (83e), le groupe André (160e), Holderbank (243e), Eternit (249e) et Sandoz (277e).6>«Schweizerische Direktinvestitionen in Brasilien», Neue Zürcher Zeitung, 11 juin 1975. A l’instar du secteur des machines, l’industrie helvétique de la céramique conquiert progressivement le marché brésilien. En 1977, seulement un an après sa fondation, la filiale de Keramik AG est aussi la plus importante industrie de carrelage de l’hémisphère sud. Elle y détient des parts considérables dans plusieurs entreprises locales et rachète progressivement sa concurrence. GL/GS

Notes[+]

Gabriella Lima: Doctorante en histoire à l’Université de Lausanne. Auteure de Don’t miss the bus! Les intérêts économiques suisses au Brésil durant la dictature militaire (1969-1979), Quaderni di Dodis, vol. 22, «Don’t Miss the Bus!» | Dodis

Gaëlle Scuiller: Auteure d’un mémoire de maîtrise en science politique à l’UNIL sur les relations économiques et politiques entre la Suisse et le Brésil autour du coup d’Etat de 1964.

Les textes figurant dans cette page sont issus de recherches menées dans les archives de différentes associations patronales, de la Banque nationale suisse et aux Archives fédérales suisses.

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