Dans les Carnets paysans du 25 septembre, je revenais sur le projet absurde d’autoroute A412 dans le Chablais savoyard et la présence, parmi la diversité d’organisations opposantes à ce projet, de deux fruitières coopératives, outils collectifs de transformation fromagère. En face, dans les soutiens au projet, c’est l’industrie qui a besoin de cette autoroute – pour privilégier le transport routier, moins cher que le ferroviaire – avec, à sa tête, la Société des eaux minérales d’Evian (SAEME), filiale de Danone.
Au cœur des Alpes du Nord, le groupe Danone ne manque pas d’éloges pour la résilience et la durabilité des systèmes agricoles alentours et de sa propre participation à ceux-ci. La Société des eaux d’Evian a en effet subventionné différentes initiatives sur les élevages locaux ou leurs outils de transformation situés dans la zone de l’impluvium de l’eau minérale, à l’est du Chablais. Elément le plus spectaculaire de cette implication dans l’agriculture locale: un méthaniseur très conséquent, c’est-à-dire une usine à produire de l’énergie thermique à partir de la matière organique. Au lieu d’épandre fumier et purin sur les sols, au risque de contaminer les zones de captage de l’eau minérale, les déjections animales sont concentrées dans le méthaniseur, puis transformées en gaz, limitant donc les résidus épandus. Financé par la SAEME et les collectivités locales, le méthaniseur a dû être repris en intégralité par les pouvoirs publics quelques années seulement après son démarrage faute d’avoir atteint la rentabilité. Tout comme son voisin d’en face Nestlé avec l’agriculture nord-vaudoise, Danone a dans ce type d’action un double intérêt: protéger sa ressource privatisée des conséquences négatives d’une forte activité d’élevage, et gagner au passage une image de défenseur de la durabilité des systèmes agricoles.
Le soutien de la SAEME au projet d’autoroute permet de voir nettement la duplicité des industriels. D’un côté, Danone accapare la ressource en eau pour la vendre et en tirer des profits; de l’autre, elle ne paye pas le lait aux producteurs et productrices au coût de revient. D’un côté, elle vante les mérites des prairies et des vaches nourries à l’herbe; de l’autre, elle n’hésite pas à soutenir la destruction d’espaces agricoles et naturels pour transporter à moindre coût – et grand renfort de pollution de l’air – cette eau accaparée conditionnée dans des bouteilles en plastique.
La prise de position des deux fruitières contre l’autoroute ouvre donc des perspectives plus larges que la seule question de la disparition des terres agricoles. Comme je l’ai relevé dans la précédente chronique, le modèle de transformation fromagère des Alpes du Nord est fragile. Les systèmes de ferme y sont très variés, mais l’industrie agro-alimentaire y a moins de prise qu’ailleurs sur le marché laitier et, dans l’ensemble, ce modèle a permis de maintenir des espaces agricoles et des échelles de production à partir desquels on peut encore inventer des formes d’agriculture désirables. Quel que soit le discours éco-compatible ou folklorique qui enrobe ses activités, Danone menace ce modèle et les possibilités de changement social qu’il contient.
Ainsi, la lutte qui se poursuit autour du projet d’autoroute permet donc aussi de choisir dans quelles perspectives agricoles on souhaite s’inscrire. Et pour défendre ce choix, il est nécessaire de se tenir dès à présent aux côtés des fermes menacées par le tracé autoroutier, de leurs fruitières et de toutes les personnes et organisations déterminées à faire échouer le projet d’A412.
Alexandre Hyacinthe, ancien salarié agricole et ancien animateur de groupes de travail dans le réseau de l’Agriculture paysanne.