Plus jeune, j’associais la belle aventure à des épisodes transgressifs de jeunesse, surtout auréolés d’une aura artistique. Les premiers effluves m’en viennent, enfant, de Brigitte Bardot, foulard au vent dans une décapotable sur une route du sud de la France. Une image de liberté, de sensualité, de spontanéité. Puis Jane Birkin, susurrant les provocations de Gainsbourg – «69 année érotique», «Je t’aime moi non plus». Rétrospectivement, l’effet aventureux de ces fragments, bien qu’ils aient participé à une libération des mœurs, me semble affaibli par leur ancrage dans des imaginaires masculins, où les femmes demeurent, presque exclusivement, les objets de leurs entreprises créatives.
New York, même période. Autre aventure, belle si l’en est: celle de Patti Smith dans l’effervescence du mythique Chelsea Hotel, qu’elle raconte quarante ans plus tard avec «Just Kids». Dans cet ouvrage autobiographique, elle évoque avec pudeur la décision de faire adopter un enfant né d’une brève relation, et le départ de son milieu familial ouvrier et rigoriste du New Jersey pour tenter sa chance à New York. Elle ignore encore comment, mais elle sait qu’elle va créer. Elle arrive seule, sans argent, avec quelques livres et dessins, dort dans la rue, puis trouve un emploi dans une librairie. Son récit revient précisément sur ses débuts dans l’univers de cet hôtel, entre artistes, écrivains, musiciens – Janis Joplin, William Burroughs, Allen Ginsberg et surtout Robert Mapplethorpe, avec qui elle s’y installe.
Le Chelsea Hotel devient le décor central de leur aventure créative, à la fois refuge artistique et lieu de perdition. Patti Smith narre d’ailleurs quelques figures qui se consument dans la drogue, certaines sans jamais strictement rien créer. L’un des aspects les plus intéressants de «Just Kids», c’est peut-être justement de montrer la naissance d’un processus créatif dans ce chaos: poésies, dessins, puis performances musicales, jusqu’au tube planétaire «Because the night».
Mapplethorpe, lui, commence par des collages et des objets rituels. C’est avec Patti, et un Polaroid prêté, qu’il commence à affirmer son expression visuelle. Il découvre peu à peu son langage: corps, sexualité, beauté crue, symboles religieux. La découverte de son homosexualité mue leur amour en une amitié indéfectible; des années plus tard, alors qu’il meurt du sida, il lui demandera:
«Que nous est-il arrivé?»
Elle lui répondra:
«Nous avons fait de l’art, Robert.»
Contrairement aux aventures de Bardot et Birkin, la voix de Patti Smith résonne encore avec puissance, parce qu’elle n’a jamais été dépossédée de ce qu’elle était et qu’elle a su transformer son cheminement en une œuvre nouvelle.
Avec le temps, j’en suis venue à me dire que chacun·e, à son niveau, peut faire de son existence une aventure, peut-être la plus belle qui soit. Pour y arriver, nous devons parfois tendre l’oreille à nos proches, à des médecins de l’âme, ou peut-être même à celles et ceux qu’on a longtemps ostracisé·es ou méprisé·es: les diseurs et diseuses de bonne aventure. Leur pratique – chiromancie, cartomancie, astrologie – est moins une prédiction qu’un temps de réflexion pour regarder son vécu à travers un éclairage différent et se projeter autrement. C’est d’ailleurs sûrement à cause de leur invitation à lire nos vies hors des cases rigides de la morale et de la société, à écouter nos intuitions, qu’on les a tant châtié·es.
C’est aussi ce que fait Alejandro Jodorowsky, écrivain, cinéaste, bédéiste et tarologue. Dans La Danse de la réalité, il revisite son enfance au Chili, aux prises avec la figure écrasante de son père. Il y mêle souvenirs marquants et gestes symboliques, dans une démarche à la fois autobiographique et expérimentale. Et esquisse ce qu’il nommera plus tard psychomagie: un chemin de guérison par des actes rituels, comme la création de figurines à l’effigie de son père ou la relecture de scènes de vie, rejouées autrement pour transfigurer le rôle de victime qu’on y endosse. Comme les liseurs et liseuses de destin, il cherche moins à restituer la vérité des faits qu’à révéler leur charge intérieure. Il ne raconte pas la vie telle qu’elle fut, mais telle qu’elle continue à nous traverser. Et il propose des pistes pour nous délester des empreintes qui nous entravent.
Jusqu’à ce que, peut-être, nous trouvions les réponses en nous.