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Sur l’urbicide en cours à Gaza

Vivre sa ville

Le LASUR analyse, certes d’un point de vue critique, le phénomène urbain et pas la géopolitique. Mais aujourd’hui une seule question est à l’ordre du jour: comment stopper le génocide en cours à Gaza?

Bien sûr, des salauds dissertent à propos de la pertinence qu’il y aurait à qualifier la guerre contre Gaza de génocide. Pendant ce temps-là, le nombre de morts augmente rapidement au point qu’il n’est pas besoin d’être prophète dans son pays pour prédire l’éradication totale du peuple palestinien, à Gaza, puis en Cisjordanie et partout dans le monde. En spécialiste du processus d’urbanisation, je souhaite parler ici de l’urbicide en cours à Gaza dont Israël a annoncé la «phase principale», entendez terminale aux dires des urbicidaires.

Le terme d’urbicide a désormais sa place dans les sciences urbaines. Il s’agit d’une pratique ancienne mais toujours appréciée des belligérants, spécialement depuis les années 1990 et les guerres des Balkans. Elle consiste à détruire totalement et délibérément une ville, non pas pour en faire la conquête militaire – ou pas seulement – mais aussi – surtout – pour en effacer l’histoire, la mémoire, le souvenir, la moindre trace et, à cette fin impitoyable, en faire disparaître jusqu’aux ruines que sa destruction aurait laissées. Mais il existe aussi des urbicides in progress. Dont l’urbicide de Gaza et celui en Cisjordanie qui se poursuit patiemment depuis plus d’un demi-siècle et où la destruction implacable des villages palestiniens sont un prérequis à l’édification des colonies. Les urbicides ayant été de tout temps une pratique coloniale, ce sont près de 2000 bâtiments, logements, hôpitaux, écoles, commerces qui ont déjà été détruits ou endommagés de manière irrémédiable à Gaza, destructions accompagnées de la mort des milliers de personnes qui occupaient ces bâtiments.

Les projets d’Israël et des Etats-Unis pour Gaza Beach, ses gratte-ciel, ports de plaisance, cafés de bords de mer, sont la véritable «phase finale» de la guerre débutée il y a deux ans. Ils en sont en tout cas le prolongement programmé: détruire l’existant, enterrer les décombres, combler les trous d’obus et remettre la promotion immobilière à l’ouvrage. L’urbicide est la phase de terrassement et d’assainissement de ces terribles projets. Puis viendra la phase de construction, les visites d’appartement témoins… de rien. Car il s’agit bien d’un méga-projet immobilier dont la guerre faite à Gaza n’est que le moyen radical de niveler le terrain et d’en expulser ses habitant·es pour que la paix éclate au Proche-Orient et qu’il redevienne bankable.

Ce moment d’histoire de l’urbanisme est de ceux qui lient capitalisme et fascisme. Car l’apocalypse ordinaire qu’est devenu Gaza n’est qu’une preuve de plus que le capitalisme est un terreau fertile pour le fascisme. Chaque fois que son modèle économique vit une crise grave au niveau mondial, le capitalisme se transforme en super-héros nationaliste, militaire et antidémocratique. Et si, après la guerre, venaient à coexister deux Etats, l’un serait un pays totalitaire, l’autre un terrain vague peuplé de quelques campements que ses habitant·es quitteraient pour aller chercher du travail dans l’Etat voisin. C’est ainsi que l’on reconnaîtra l’Etat Palestinien: à ses ruines.

Un urbanisme non fasciste est donc à défendre impérativement. Pour cela, il s’agit de dénoncer l’urbicide en cours à Gaza par les outils de l’urbanisme même et de la recherche urbaine. Mais comment faire pour ne pas construire des villes fascistes, c’est-à-dire des villes capitalistes en crise? Ainsi, aujourd’hui la question n’est déjà plus: faut-il stopper le génocide en cours à Gaza?, ni même: faut-il, pour le stopper, reconnaître l’Etat Palestinien? La question est: désirons-nous ou pas l’avènement d’un monde fasciste, de ce fascisme qui est en nous, prêt à s’exprimer, ce désir de pouvoir et de dominer impossible à réfréner dès qu’on a le plus petit moyen de l’exercer? Et quand nous observons en scientifique de l’EPFL l’urbicide en cours à Gaza et bientôt à Hebron, Jénine, Jéricho, Naplouse ou Ramallah, c’est pour savoir une fois pour toutes si nous sommes capables d’envisager des villes non fascistes, des villes hospitalières aux autres, sans haine, ni violence.

Yves Pedrazzini est chercheur associé au laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL.

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