Dans le Chablais français, voilà bientôt quarante ans qu’un projet de liaison autoroutière est dans les cartons. Absurde à bien des niveaux, sa déclinaison actuelle, l’A412, impacterait notamment la production agricole locale. Nous revenons dans cette chronique en deux parties (la prochaine le 16 octobre) sur les enjeux et acteurs de l’agriculture en lien avec ce projet d’autoroute.
D’abord prévu pour relier la vallée de l’Arve à la vallée du Rhône par le sud du Léman, puis rapidement réduit au tronçon Annemasse Thonon-les-Bains, un premier projet a été abandonné dans les années 1990. Depuis, certains éléments ont été réalisé partiellement, notamment le contournement routier de Thonon, et l’élargissement d’un tronçon entre Annemasse et Machilly. Le prochain tronçon prévu, sous le nom d’A412, concerne 16 km entre Machilly et Thonon, géré en concession privée par une filiale d’Eiffage, avec un péage estimé entre 3 et 5 euros. L’argument officiel des promoteurs du projet est de «désenclaver» le Chablais français, jugé trop isolé (sic), ainsi que de désengorger les villages traversés par les routes secondaires.
Le caractère absurde et démesuré de ce projet a été maintes fois démontré à différents niveaux. Plus d’infrastructures entraîne toujours plus de voitures. Le gain de trajet est évalué ici à quelques minutes à peine, avec seulement deux échangeurs, dans une région où environ 80% des trajets sont internes au territoire chablaisien et 54% sont évalués à moins de 5 km. Les solutions alternatives sont délaissées, comme une ligne de bus efficace dans le Bas-Chablais savoyard et l’adéquation du trafic du Léman Express aux besoins réels. Les conséquences écologiques sont elles aussi dramatiques, notamment pour la dernière forêt de plaine du secteur, ses zones humides et ses espèces protégées.
Mais ce sont aussi des terres agricoles qui sont menacées par le projet: 70 hectares environ directement concernés, notamment des prairies et cultures en zone de production de Reblochon AOP. Le cahier des charges de cette production impose un fourrage issu intégralement de la zone, et 150 jours de pâture par an, ce qui implique évidemment des parcelles accessibles pour des vaches traites une à deux fois par jour. Il y a aussi un impact indirect à prendre en compte dans un territoire haut-savoyard où 300 hectares sont artificialisés chaque année.
Hormis la Confédération paysanne et le Syndicat interprofessionnel du reblochon, les organisations agricoles sont longtemps restées silencieuses face à ce projet, malgré la forte opposition de fermes localement concernées.
Mais de nouvelles forces sont apparues dans la diversité des oppositions au projet: deux fruitières coopératives, outils de transformation fromagère collectifs, celles de Brenthonne et de Cervens, auxquelles adhèrent la plupart de la vingtaine de fermes concernée par le tracé de l’A412. Présentes en nombre lors des rassemblements en juin 2024, puis en mai 2025, ces fermes ont aussi précisé leur position dans un communiqué, premier du genre, il y a quelques mois déjà: «Seule une politique visant à la réduction du trafic routier pourra résoudre les problèmes de circulation tout en limitant les nuisances.» Elles y évaluent le manque à gagner à plus de 20 millions d’euros sur la durée de la concession, et rappellent aussi à l’ordre la Chambre d’agriculture Savoie Mont-Blanc, qui refuse de se positionner clairement sur l’A412 et de soutenir ainsi l’agriculture locale. Elles annoncent, enfin, clairement ne pas laisser faire ce projet et «se tenir aux côtés des organisations qui en demandent l’arrêt».
En face, en réalité, les intérêts concrets de l’A412 sont surtout industriels. Au bout de ce tracé d’autoroute se trouve l’usine d’embouteillage de la Société des eaux minérales d’Evian (SAEME), fleuron du groupe Danone. La transition du mode d’expédition, du fret ferroviaire vers le transport routier, est un enjeu majeur pour l’entreprise et d’autres industriels du secteur, et l’autoroute un fantastique levier. C’est un modèle de développement, notamment agroalimentaire, qui s’esquisse. C’est ce que nous détaillerons dans le second volet de cette chronique, pour constater que s’opposer à l’A412, avec notamment les fruitières, c’est non seulement défendre une tradition fromagère, mais surtout prendre position quant au futur agricole de la région.