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Un père défaillant, mais un grand artiste

Les écrans au prisme du genre

Joachim Trier avait séduit le festival de Cannes avec Julie (en 12 chapitres), qui avait valu à l’actrice Renate Reinsve le Prix d’interprétation 20211>Lire également la critique de Mathieu Loewer en lien ci-dessous). Un film dont j’avais montré qu’il était surtout la mise en scène d’un idéal masculin de femme sans environnement professionnel ni amical, dont la vie se résume à passer d’un homme à un autre.

Apparemment, Valeur sentimentale, le dernier long-métrage du cinéaste norvégien, lauréat du Grand Prix cannois 2025, est plus complexe: Nora (encore Renate Reinsve), une actrice de théâtre aussi brillante que torturée par le trac, est contactée par son père, Gustav Borg (­Stellan Skarsgard), un réalisateur qui a eu son heure de gloire et souhaite, après quinze ans de silence, faire un film sur sa mère dépressive, qui s’est suicidée: il propose le rôle à sa fille. Laquelle refuse de renouer avec ce père qui a quitté très tôt le domicile familial sans jamais plus s’intéresser ni à elle et ni à sa sœur Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas). Elle-même, malgré sa réussite professionnelle, traverse des épisodes dépressifs et trouve du réconfort auprès de sa sœur, historienne, mariée et mère d’un jeune garçon que Nora adore.

Gustav se tourne alors vers une jeune actrice hollywoodienne qui l’admire, Rachel Kemp (Elle Fanning), et trouve chez Netflix le financement de son film. La maison familiale, vide après le décès de la mère, servira de décor au film. Mais après une période de répétitions à la table, l’actrice éprouve de plus en plus de mal à comprendre le personnage qu’elle doit incarner. Elle finit par renoncer après avoir rencontré Nora pour qui le scénario a été écrit. L’épilogue montre le tournage du film dans un décor qui reconstitue la maison familiale, avec Nora dirigée par son père.

Le film alterne sans transition des séquences – focalisées sur Nora, sur Agnès et sur leur père – qui s’emboitent peu à peu pour révéler les conflits et les traumatismes vécus dans la grande et belle maison familiale qui a vu se succéder les générations.

Valeur sentimentale a toutes les qualités susceptibles de plaire à l’élite cultivée. Les personnages en font partie – Nora est actrice de théâtre, Agnès universitaire et Gustav Borg évoque, si l’on en croit les critiques, le réalisateur suédois Ingmar Bergman. Cet hommage à Bergman est directement suggéré par deux séquences où l’actrice hollywoodienne, puis Nora elle-même, lisent un monologue du scénario sur la prière comme ultime expression du désespoir existentiel, avec force émotion et larmes, destinées à nous convaincre du caractère sublime de ce morceau d’écriture (pour ma part j’ai eu du mal…).

Une certaine complexité narrative n’empêche pas la fluidité qui embarque le public dans cette histoire familiale marquée par des tragédies, où se mêlent l’histoire intime et la grande histoire (en l’occurrence l’occupation de la Norvège par l’Allemagne nazie). Les acteurs et actrices sont tous et toutes remarquables, en particulier celles qui incarnent les deux sœurs. Les conflits familiaux présents sont structurés autour de la défaillance du père, plus occupé par son «œuvre» que par sa famille, façon de prendre acte de la critique actuelle du patriarcat.

Mais son égoïsme de créateur est mis en balance avec la tragédie qu’il a vécue enfant: le suicide de sa mère, traumatisée par les tortures subies sous l’occupation nazie, qu’Agnès, l’historienne, met au jour en allant consulter les archives. C’est pour raconter cet épisode qu’il veut faire un dernier film, où il souhaite que sa fille Nora incarne sa mère. Le refus réitéré des deux sœurs de s’associer à ce film, Nora pour jouer le rôle principal, Agnès pour faire jouer à son fils le rôle de l’enfant, comme une sanction contre ce père absent, est annulé par l’épilogue où l’on voit le tournage du film avec Nora et son neveu sous la direction de Gustav.

On ne peut s’empêcher de pointer des stéréotypes: l’actrice géniale mais torturée et dépressive (on apprendra qu’elle-même a fait une tentative de suicide), opposée à sa sœur heureuse dans son couple et mère épanouie d’un garçon; le père défaillant mais grand artiste, si l’on en croit l’hommage qui lui est rendu par le festival de Deauville (que vient faire cette rétrospective d’un cinéaste norvégien dans un festival consacré au cinéma étasunien? Facilité sans doute d’un film financé entre autres par la France). On a droit à un plan-séquence d’un de ses films où sa fille Agnès incarne une enfant qui échappe aux soldats allemands pendant que son frère se fait prendre. On apprendra par la suite que c’est le seul moment où son père s’est intéressé à elle parce qu’elle jouait dans son film.

Le problème c’est que le ressentiment légitime des deux sœurs à l’égard de leur père est neutralisé par l’épilogue où elles acceptent de participer à son film. Ainsi Valeur sentimentale reconduit le schéma contre lequel s’est forgé #MeToo, en France en particulier, qui veut que le talent artistique (masculin) justifie tous les comportements dominateurs et prédateurs.

Notes[+]

Geneviève Sellier est historienne du cinéma.

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