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USA: le poisson pourrit par la tête

L’IMPOLIGRAPHE

Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Une société, a-t-on appris, pourrit par la culture. Ou plutôt, par le refus de la culture, dans tout ce qu’elle peut contenir de remises en cause des vieilles dominations, des vieux discours, des vieilles aliénations. Et c’est une vieille histoire. Enfin, «vieille», pas tant que cela après tout, dans ses derniers épisodes. Tenez, celui-là: la «guerre implacable d’épuration» lancée par les nazis contre l’«art dégénéré». Une guerre qui voulait en finir avec tout l’art moderne: l’expressionnisme, l’abstraction, Dada, le surréalisme, la Nouvelle Objectivité, toutes productions ­d’«idiots», de «malades mentaux», de «criminels», et, bien sûr, de «juifs» et de «bolchéviks». Cette épuration devait permettre une régénération, la renaissance d’un art sain exprimant une communauté ethnique (voire raciale). Et la définition de l’«art dégénéré» était si floue que tout pouvait s’y agréger, sauf l’art pompier et la caricature de l’antique, façon Arno Breker. On multipliait donc sous le IIIe Reich les épithètes pour dénoncer ce qu’on voulait éradiquer: «bolchévisme culturel» (le «réalisme socialiste», pourtant, ressemblait fort à l’esthétique nazie…), «art du système» (mais «le système», en Allemagne, c’était le système nazi…), «art juif», «dépravation morale», «crétinisme érigé en idéal»…

«A partir de maintenant, nous mènerons une guerre implacable d’épuration contre les derniers éléments de la subversion culturelle» proclamait Goebbels (ou était-ce carrément Hitler? peu importe). Programme tenu: le régime nazi a purgé ses propres musées, limogé leurs directeurs, détruit, brûlé ou vendu 20’000 pièces. Ça ne vous dit rien, cette histoire allemande, de ce qui est en train de se passer aujourd’hui aux Etats-Unis, et sans doute aussi des quelques lourds désirs de s’en inspirer ici? Et si ça n’est pas la campagne contre l’«art dégénéré» que cela rappelle, c’est au moins le maccarthysme. Ou Jdanov1>Idéologue et responsable de la politique culturelle soviétique pendant la période stalinienne, ndlr.. L’appel à projets du gouvernement étasunien pour sélectionner l’artiste qui représentera les USA en 2026 à la Biennale d’art de Venise impose à tout·e candidat·e à une bourse de 375’000 dollars de certifier qu’il ou elle «ne gère aucun programme de promotion de la diversité, de l’équité et de l’inclusion». Des programmes d’épuration ethnique, d’injustice et d’exclusion, en revanche, ne posent aucun problème. D’ailleurs, ils sont au programme du gouvernement Trump.

On n’en est pas encore aux Etats-Unis à brûler des œuvres, mais on ne pariera pas qu’on n’y viendra pas, façon Fahrenheit 451. Parce qu’on en est déjà à limoger des directeurs de musées publics et à faire interrompre des émissions de télé de chaînes privées: le 17 septembre, la chaîne ABC a annoncé que l’animateur de talk show Jimmy Kimmel avait été privé d’antenne «pour une durée indéterminée» après avoir accusé la droite américaine d’exploiter politiquement l’assassinat de l’influenceur d’extrême droite Charlie Kirk. La décision d’ABC a immédiatement été saluée par Donald Trump (qui en a félicité la chaîne) comme une «excellente nouvelle pour l’Amérique». Trump a, dans la foulée, appelé une autre chaîne, NBC, à priver d’antenne deux autres animateurs, Jimmy Fallon et Seth Meyers. En juillet, une troisième chaîne, CBS, avait annulé le show de Stephen Colbert, après avoir réglé à l’amiable un procès avec Trump. La tête de l’animateur avait sans doute été comprise dans le prix du règlement.

On en est aussi à faire chanter les universités, attaquées par Trump dans leurs ressources, leur autonomie académique, leur liberté de choisir qui peut y étudier. L’université Columbia de New York a dû accepter la nomination d’un commissaire politique (un superviseur) chargé de vérifier qu’elle se plie aux règles ­trumpistes. Pour obtenir de l’université de Pennsylvanie qu’elle interdise la participation de sportives transgenres aux compétitions féminines, 175 millions de fonds fédéraux lui étant destinés ont été gelés.

Voilà où on en est là-bas. Est-on d’un pessimisme coupable quand on craint que ces miasmes parviennent jusqu’ici? Disons plutôt qu’un principe de précaution s’impose. Et la première application de ce principe va devoir consister à ne rien céder sur les soutiens publics à la création culturelle – ça tombe bien, nous sommes en temps de débats budgétaires, et nous savons bien que les budgets culturels sont de ceux auxquels on s’attaque en premier quand on veut «faire des économies». Il va donc falloir les défendre.

Dans 1984, Orwell annonçait une société où la vérité était cachée, étouffée: son modèle, c’était le stalinisme. Dans Le Meilleur des Mondes, Huxley annonçait un monde où elle était noyée dans une insignifiance généralisée. Son modèle, c’était ce qu’il pressentait naître de la société capitaliste de son temps. Le trumpisme et ses épigones nous annoncent un monde qui tient à la fois de celui annoncé par Orwell et de celui annoncé par Huxley. Un monde dont nous ne voulons pas. Le monde des poissons qui pourrissent par la tête.

Après qu’on l’a vidée.

Notes[+]

Pascal Holenweg, vice-récurateur autoproclamé du Collège de patapolitique et Grand Dugong de l’Oupopo.

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