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Richesses

Libre cours

De retour de Salvador de Bahia, où j’ai vécu un an et demi, le premier endroit où je trouve un emploi est Zurich. On ne peut guère faire plus radical comme changement de vie. A Bahia, les transports publics circulent de manière chaotique, selon des horaires rarement respectés; à Zurich, une voix surgie d’un haut-parleur explique le moindre retard d’un tram ou d’un bus. Mais j’ai vécu Zurich comme le Brésil, en observatrice aventureuse. Plus que nulle autre ville au monde, c’est une ville d’argent. A Londres ou New York – j’imagine que c’est également le cas à Hong Kong ou à Abou Dabi –, les domaines financiers sont camouflés par un tas d’autres activités humaines, par l’énergie créatrice renouvelée des diasporas et des minorités qui façonnent ces métropoles. A Zurich, banques, assurances, réassurances, industries à haute valeur ajoutée prédominent, structurent le quotidien, habillent les habitant·es, dictent leurs modes de vie.

Cravates, chemises, costumes, souliers onéreux, champagne même dans les «Badi», voitures de luxe. Dans la ville de Zwingli – le Calvin local –, rouler en Volkswagen, c’est bas de gamme. La ville pourrait être le décor d’un roman dans la veine provinciale d’American Psycho (Bret Easton Ellis), où le personnage principal jauge les gens qu’il croise par le prisme de ce qu’ils portent, consomment, affichent.

Par le biais de mon colocataire, un doctorant allemand en chimie, et d’une collègue de travail de la périphérie zurichoise (un de ces bleds devenus partie de l’agglomération et qui se terminent par -ikon), je rencontre vite du monde.

Un jeune, chevelure châtain mi-longue, voiture de sport, qui a étudié une année à Lausanne comme on séjourne dans un pays lointain et exotique – parce que c’est nécessaire, attendu dans son milieu – pour revenir chez lui, là où les choses sérieuses ont lieu. Un autre, grande tige blonde, fils du propriétaire d’une compagnie d’aviation (!), qui se promène avec une espèce d’énorme jeep gris métallisé, version citadine. Un type à lunettes, hyper traditionnel, hyper protestant, hyper UDC, presque campagnard tant il cumule ces trois composantes, un peu moins nanti que les deux premiers. Il occupe une fonction dans l’enseignement universitaire et a des allures de pasteur – quoique les pasteurs alémaniques que j’ai rencontrés plus tard par le biais de ma profession soient souvent moins UDC et moins rétifs aux immigré·es que lui.

J’ai connu des filles aussi. Des filles qui s’efforçaient de coller aux critères de ressources et de bienséance attendus dans la ville, pour correspondre à l’idée du bon mariage et ainsi s’assurer une aisance matérielle. Je me revois encore avec l’une d’elles, faisant le tour du propriétaire – presque dans un beau quartier de la ville, mais pas tout à fait, encore un de ces bleds en -ikon –, s’exclamant le plus sérieusement du monde que sa femme de ménage, une Asiatique, ne nettoyait pas correctement les verres à brosses à dents, sauf lorsqu’elle la supervisait. Telle autre, cheveux blonds parfaitement lissés – frange et longueurs –, ballerines vernies, marinière, jeans couleur brute, qui, ravie d’elle-même, valide son propre bon goût, tout en trouvant génial de s’envoyer de la coke comme ses riches congénères masculins.

Dans tout cela, je n’ai vu aucune richesse. Plutôt des vies étroites, des perspectives étriquées. Beaucoup de paumé·es.

Pour moi, la richesse, c’est celle qu’on trouve au contact des arts et des sciences. Ce n’est pas quelque chose qu’on accumule pour asseoir une position, un statut, ou pour briller, mais quelque chose qui nourrit un regard singulier, affine une sensibilité. La richesse, c’est côtoyer toutes sortes de personnes – y compris nos enfants – et se laisser toucher par elles. C’est leur permettre de nous questionner, de déplacer notre regard, de nous faire évoluer. C’est accepter de ne pas tout savoir, de ne pas tout maîtriser.

La richesse, ce sont des parcours non linéaires, cabossés parfois, mais dont les personnes ressortent grandies humainement. Une femme qui a élevé ses enfants et reprend des études à 45 ans. Un réfugié qui apprend une nouvelle langue en travaillant de nuit. Un jeune qui abandonne une carrière toute tracée pour devenir ébéniste. Une vieille dame qui se met à fréquenter des clubs d’aquagym et de danse à plus de 75 ans pour s’épanouir enfin dans une sociabilité dont elle s’est privée par dévouement pour les siens. Et… ma chère collègue zurichoise de plus de 65 ans, souriante, travailleuse, que je n’ai jamais vue céder à des jeux de pouvoir, et qui, depuis près d’un demi-siècle, contribue à la cause LGBTQIA+.

Ce sont ces vies-là qui m’émeuvent. Pas celles qui brillent, mais celles qui éclairent.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel.

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