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1918: la Suisse dans la grippe espagnole

Guerre, grève et pandémie. Dans un tout récent ouvrage, Séveric Yersin relate l’expérience suisse de la grippe espagnole de 1918: une année de crise intérieure majeure dont l’historien scrute les contours politiques, sociaux et sanitaires. Tiré du chapitre traitant des soins aux malades, l’extrait publié ici éclaire le sort des soignantes, «grandes oubliées» de la pandémie.
A partir de 1919, des «diplômes d’honneur» de la Fondation Carnegie assortis de primes financières furent remis aux soignant·es qui s’étaient distingué·es par leur dévouement. BUNDESARCHIV BERN
Histoire

En 1918, la Suisse fait face à sa plus grave crise depuis la fondation de l’Etat moderne en 1848. Celle-ci est sociale, politique et sanitaire. La Première Guerre mondiale finissante a creusé les inégalités, accentuant la misère dans laquelle se trouvent de larges pans de la population. Un vent de contestation et de protestation souffle partout, encourageant la formulation de nouveaux idéaux politiques et de moyens d’action. La grippe espagnole, enfin, sème la mort: entre 50 et 100 millions de décès dans le monde, dont 25 000 en Suisse. Dans son livre Guerre, grève et pandémie. La Suisse dans la Grippe espagnole de 1918, l’historien Séveric Yersin – également chroniqueur au Courrier – retrace les multiples facettes de cette année de crise. Rédigé pour un lectorat non spécialiste, l’ouvrage traite des conséquences des interdictions de rassemblement, de l’incertitude des scientifiques, des assurances maladie, de l’imbrication entre la pandémie et la grève générale, ou encore de la première réforme de la Loi sur les épidémies. Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre 6, qui met en évidence le sacrifice oublié des femmes en tant que soignantes. CO

En mars 1919, le pasteur de Hemberg (SG) fait le récit du sacrifice de son ouaille Marie Zwicker. Vingt-trois ans, célibataire, «fille de maison et tisserande», elle se distingue durant l’épidémie de grippe. «A l’exception de la sage-femme, d’un médecin et d’une garde-malade qui l’accompagna un temps, Mademoiselle Zwicker était la seule des jeunes filles d’ici qui eût le courage de venir au secours de ses concitoyens.» Elle court d’une maison à l’autre, sans égard pour sa santé, jusqu’à l’épuisement. Puis elle tombe malade. « Après cela, elle n’a plus jamais vraiment été la même.» Bien qu’elle se remette physiquement, tout lui semble pénible. Le pasteur parle de mélancolie. Marie Zwicker séjourne «en institution», sous l’œil d’un «médecin pour aliénés» qui estime «qu’il ne s’agit pas d’une dépression passagère, mais d’une atteinte durable à sa santé». Sans doute souffre-t-elle des conséquences longues de l’infection virale, qui pourraient être l’origine de l’épidémie d’encephalitis lethargica que les autorités sanitaires européennes identifient dans les années qui suivent.

La lettre du pasteur de Hemberg met en lumière plusieurs aspects de la manière dont les malades sont pris en charge durant la grippe espagnole. Les médecins jouent un rôle important, mais ils sont très peu nombreux en comparaison des milliers de soignantes qui s’engagent durant l’épidémie. Ce sont les femmes qui apportent la plus grande contribution: infirmières diplômées, religieuses, sages-femmes et volontaires forment l’essentiel des personnes impliquées. Au prix, bien souvent, de leur santé ou de leur vie.

Des hôpitaux de secours

A l’été 1918, les hôpitaux ordinaires sont rapidement surchargés. A Liestal (BL), on n’accepte plus que les patients annoncés au préalable depuis le 17 juillet. Des hôpitaux de secours sont établis dans toute la Suisse. Ecoles, salles de gymnastique ou autres bâtiments publics accueillent les malades par dizaines. Ces hôpitaux sont bientôt, eux aussi, débordés. A cela s’ajoute le fait que, comme dans les Etats en guerre, l’armée a souvent la priorité face aux populations civiles dans l’accès aux soins.

A Sion, une infirmerie provisoire est établie dans les murs de l’Ecole normale des filles le 6 août 1918. Dix jours plus tard, ses capacités maximales sont déjà atteintes. «Les malades de l’infirmerie, rapporte la Commission de santé publique, se recrutaient presque exclusivement de personnes pauvres qui n’avaient souvent point de linge de corps.» Dans plusieurs localités, les hôpitaux de secours sont réservés aux soldats: à Bienne, occupée par l’armée, un lazaret est mis sur pied pour les militaires, mais pas pour les civils. A Berne, le Conseil communal demande en vain à ce que les soldats soient transférés ailleurs.

Pour la plupart fermés avec la baisse des cas de grippe en septembre, les hôpitaux de secours ouvrent à nouveau en automne. Le nombre de malades les submerge alors totalement, et certaines communes en ouvrent de supplémentaires. Les grandes villes comme Zurich et Bâle improvisent des hôpitaux de plus de 200 places dans des écoles, tandis que les couloirs de l’hôpital cantonal de Genève sont encombrés de lits pour les grippés. Les villes plus petites font de même, à hauteur de leurs capacités. Cela n’est pas le cas partout: à Sion, où l’hôpital est bondé jusqu’au dernier lit en octobre et novembre, les autorités n’ouvrent plus l’infirmerie dans l’enceinte de l’Ecole normale.

Improvisés dans des locaux inadaptés, ces hôpitaux de secours sont meublés grâce à des dons de matériel. A Bâle-Campagne, par exemple, la commune de Sissach demande aux habitants d’apporter du linge, des coussins, des vêtements, de la vaisselle et des casseroles, du savon et de la lessive, de la nourriture, de l’alcool et de l’argent liquide. A Bienne et à Zurich, la population et les hôteliers mettent à disposition des lits. Les photographies donnent souvent à voir un mobilier disparate, encombrant, loin des normes en vigueur dans les hôpitaux modernes.

Trouver du matériel n’est pas le plus grand problème. Les patients demandent une attention constante, des soins chronophages et une gestion administrative complexe. Il faut surveiller leur température, leur respiration, leur rythme cardiaque et leur apparence générale, faire leur toilette, cuisiner et les nourrir, réchauffer les lits, changer les draps, aérer, assurer le ménage, désinfecter le matériel, mettre à jour les dossiers médicaux, s’occuper des factures et de la comptabilité, rédiger la correspondance et communiquer avec les familles. Qui s’en charge? A Bâle, début novembre, un médecin prévient: «Si une école supplémentaire est transformée en hôpital de secours, la pénurie de médecins et de personnel soignant sera encore plus grave qu’elle ne l’est déjà».

Il faut souligner que l’institution hospitalière est alors en phase de transformation, et qu’elle occupe une place toujours plus importante dans la société helvétique. D’abord destiné aux soins des indigents, entre institution caritative et de contrôle social, l’hôpital s’ouvre progressivement aux classes moyennes. A Lausanne, alors que les «malades payants» ne représentent que 28% des journées d’hospitalisation en 1890, ils comptent pour 50% en 1914 et 63% en 1920. Bien que l’essentiel des patients soit traité à domicile durant la grippe espagnole, nombre de Suissesses et de Suisses font sans doute leur première expérience de l’hôpital à cette occasion. […]

Des jeunes femmes pour les soins

Le manque de médecins et l’absence de moyens thérapeutiques mettent en évidence le rôle crucial du personnel soignant. Les métiers du soin sont encore peu professionnalisés. Les ordres et congrégations religieux fournissent l’essentiel du personnel au XIXe siècle. A l’exception de l’Ecole de La Source, fondée à Lausanne en 1859, il faut attendre 1899 et 1901 pour que les premières écoles d’infirmières laïques ouvrent à Berne et à Zurich. L’Association suisse des infirmières est fondée en 1910. La Croix-Rouge est chargée d’en superviser la formation dès 1903, mais le personnel soignant est toujours caractérisé par sa grande diversité en 1918: aux infirmières laïques, religieuses et bénévoles s’ajoutent encore les membres du mouvement samaritain et les sages-femmes. L’écrasante majorité des personnes actives dans les soins sont des femmes.

En 1918, les communes, à qui incombe la responsabilité des hôpitaux de secours, font partout face à une pénurie de personnel soignant. La mobilisation des infirmières de la Croix-Rouge par l’armée signifie qu’elles sont absentes des institutions civiles. A Winterthour, le Conseil communal constate «qu’il manque de personnes pour s’occuper des grippés à leur domicile et s’occuper des tâches ménagères (cuisine, nettoyage, etc.) des familles touchées par la maladie. Il est donc urgent qu’un grand nombre de femmes et de filles se portent volontaires pour ce service». Bien que les soignants travaillent jusqu’à l’épuisement, renonçant aux maigres congés et sans compter leurs heures, certains hôpitaux doivent parfois refuser des patients.

Pour pallier la pénurie de personnel, des primes sont offertes à l’automne 1918. L’argent n’est toutefois pas une motivation importante pour les soignants et soignantes. Les infirmières de l’hôpital bourgeois de Bâle, par exemple, travaillent quatorze heures par jour pour le quart du salaire des employés de la cuisine populaire, soit 40 francs mensuels, auxquels s’ajoute une prime d’inflation de 20 francs. Selon un administrateur cantonal, «il faut avoir un grand sens du sacrifice pour travailler dans de telles conditions dans un hôpital où sévit une épidémie». La Confédération, au plus fort de l’épidémie, débloque des subventions. Celles-ci diffèrent selon la hiérarchie médicale: tandis que les médecins reçoivent 15 francs par jour, les infirmières et leurs aides touchent le tiers. De même, une rente de décès de 15 000 francs est prévue pour les premiers, elle n’est que de 5000 francs pour les secondes. Après l’épidémie, de nombreux médecins, pharmaciens, directeurs d’hôpitaux ou de cliniques reçoivent en outre des bonus à hauteur de 500 à 1000 francs – mais pas le personnel soignant.

Le personnel soignant souffre de manière disproportionnée de la grippe. Cela n’est pas surprenant étant donné la charge de travail, le contact constant avec des malades infectieux et le fait que, même fiévreuses, beaucoup d’infirmières restent en poste. La Croix-Rouge, qui s’occupe des soldats, explique ainsi que «nos sœurs tombaient elles-mêmes malades, et devaient non seulement être soignées, mais aussi remplacées». Il est difficile de déterminer combien contractent la grippe et combien en décèdent. Lors de la vague de l’été 1918, où la morbidité et la mortalité sont plus faibles qu’en automne, les sections de samaritains annoncent souvent deux tiers d’effectifs malades et de nombreux décès. La première victime officielle de la grippe à Morges est une jeune infirmière. A La Tour-de-Peilz, par exemple, sur 26 samaritaines, 2 décèdent. Selon les chiffres officiels, sur les 742 infirmières mobilisées par la Croix-Rouge, 69 meurent: avec un taux de décès de 9%, c’est quinze fois plus que la moyenne helvétique.

C’est pour rendre hommage aux soignants et soignantes qu’une branche de la fondation américaine Carnegie, la Fondation pour les sauveteurs administrée par la Confédération, délivre à partir de 1919 des «diplômes d’honneur» et des primes financières à celles et ceux qui se sont distingués par leur dévouement lors de la grippe espagnole. La lettre du pasteur de Hemberg au sujet de Marie Zwicker, citée en ouverture de ce chapitre, sert justement à lui obtenir une telle reconnaissance. S’il la rédige, c’est parce que, trop fatiguée pour travailler, celle-ci ne reçoit que mépris et dédain. «Un tel diplôme, qui pour vous n’est rien, permettrait de faire remonter son estime aux yeux des gens», écrit le pasteur.

Séveric Yersin est spécialiste de l’histoire sociopolitique des sciences, de la technologie et de la médecine.

1. Séveric Yersin, Guerre, grève et pandémie. La Suisse dans la Grippe espagnole de 1918, Alphil, Neuchâtel, 2025, 150 p.