Les mains plongées dans la terre, loin des studios d’enregistrement et des salles de concert. Entre un bus de nuit pour São Paulo et les derniers ajustements sonores de son prochain titre, Kaê Guajajara s’offre une pause au grand air. L’artiste brésilienne plante un pied d’urucum, cet arbre aux graines rouge vif utilisées depuis la nuit des temps par les peuples autochtones. Ses bras, ses jambes et le haut de sa poitrine arborent des peintures au jenipapo, ce fruit colorant utilisé traditionnellement par les peuples originaires. Des plumes bleu ciel en boucles d’oreilles tombent sur ses longs cheveux bruns.
La «diva pop autochtone», comme elle se définit, participe à une action collective de reforestation de la Serra do Vulcão, un pic montagneux proche de Rio de Janeiro. «Les racines cousent les blessures, soutiennent le monde entier», chante l’artiste de 32 ans dans « Sumaúma », issu de son dernier album Forest Club. Dans le clip, elle danse au pied du géant sumaúma, arbre amazonien pouvant atteindre 50 mètres. Des sons de flûtes traditionnelles se mêlent à des rythmiques électro, hip-hop et funk brésilien.
Compositrice, écrivaine… A travers de multiples moyens d’expression, en portugais brésilien et en ze’egete, la langue de son peuple, Kaê Guajajara combat le racisme que les peuples originaires subissent au Brésil et ailleurs. Le monde de la recherche en sciences sociales reconnaît déjà son travail comme la production de contre-récits, c’est-à-dire des discours et formes artistiques qui s’opposent à des récits dominants.
«Je vois la nécessité des contre-récits lorsque la narration est uniquement coloniale », explique-t-elle autour d’un café à Rio de Janeiro, en revenant de la Serra do Vulcão. « Nous devons susciter ces nouveaux imaginaires chez les personnes qui ne peuvent envisager que ce qui est issu de la colonisation. Nous donnons ainsi l’opportunité de penser de nouveaux mondes.»
Dénoncer les violences
Kaê Guajajara a commencé par dénoncer les violences perpétrées contre son peuple, qu’elle a elle-même vécues. A l’âge de 8 ans, ses deux frères, ses parents et elle ont fui leur village natal dans l’Etat du Maranhão (nord-est), envahi par des exploitants de bois. Cette terre autochtone du peuple Guajajara n’était pas reconnue officiellement par le Brésil. La famille s’est alors installée dans le quartier Maré, l’un des plus grands ensembles de favelas de Rio de Janeiro, marqué par la précarité et la présence de factions armées.
Une période difficile pour la jeune Kaê, confrontée au racisme. A l’école, on l’appelle «mère nature». A 14 ans, elle subit un viol dans la rue, un traumatisme partagé par de nombreuses autres femmes autochtones, surreprésentées parmi les victimes de violences sexuelles. Plus tard, elle perd un emploi à cause de ses peintures au jenipapo.
Après avoir monté un premier groupe de rap et hip-hop, Crônicos, avec deux Angolais, Kaê Guajajara recentre son travail musical sur son expérience de femme autochtone urbaine. En 2019, la chanson « Território ancestral » issue de son premier minialbum, Hapohu (« Grande racine »), aborde l’effacement de sa culture: «Allô, maman, je te manque? Car je me manque», entonne-t-elle, rappelant ensuite qu’elle porte deux prénoms: «Kaê dans la forêt, Aline dans l’urbanisation [le monde urbanisé].»
La chanteuse raconte aussi le génocide orchestré par les colons européens envers les peuples autochtones depuis le XVIe siècle, l’esclavagisme et les maladies propagées les ayant décimés [1]. En 2020, sa chanson « Mãos vermelhas » (« Mains rouges ») évoque la culture du viol des femmes autochtones, enlevées et mariées de force, ainsi que les politiques de blanchiment racial qui ont démarré à la fin de l’esclavage en 1888. «Personne n’est illégal dans des terres volées», chante-t-elle. Un écho direct à la lutte des peuples autochtones pour le droit à la terre, reconnu théoriquement par la Constitution brésilienne mais toujours extrêmement menacé face aux pressions de l’agrobusiness.
Ces dénonciations sont des formes de résistance. «Chaque fois qu’il y a une vulnérabilité, c’est souvent le cas des populations autochtones et noires au Brésil face à l’Etat ou au capitalisme, il y a une résistance. Les contre-récits sont l’élaboration poétique, symbolique, artistique de ces résistances», explique le chercheur André Luis Campanha Demarchi, coauteur avec la chercheuse Maria Aparecida da Silva Medeiros d’un article sur les «contre-récits autochtones» de l’artiste, publié en 2022.
Changement de tonalité
Aujourd’hui, Kaê Guajajara a changé de tonalité. «J’en ai assez de parler uniquement de survie et de violences, je veux aussi raconter comment nous vivons et lutter contre le stigmate selon lequel les artistes indigènes ne traitent que de la violence, de la guerre, de la souffrance», explique-t-elle.
Ainsi, les dix morceaux de son album Kwarahy Tazyr («Fille du soleil») de 2021 s’animent dans des clips lumineux où Kaê Gujajara danse en pleine ville, couverte de peinture au jenipapo, de terre et de feuilles.
Dans la chanson « Filha da terra » («Fille de la terre»), elle rend hommage aux femmes de l’Aldeia Maracanã, l’unique territoire autochtone au cœur de Rio de Janeiro — dont l’avenir est par ailleurs menacé, l’Etat de Rio de Janeiro revendiquant la possession de cette terre.
L’artiste explique souvent sur Instagram l’importance d’affirmer son «corps-territoire». Ce terme vient des collectifs écoféministes d’Amérique latine, qui défendent simultanément les droits à la terre et ceux des femmes. La chanteuse l’adapte à la réalité urbaine. En affirmant sa présence, elle veut montrer que chaque coin de rue peut devenir un territoire autochtone.
«Les gens en ville se demandent si nous sommes de vrais autochtones, ils pensent que seuls nos grands-parents l’étaient, comme si la ville, l’accès à d’autres réalités et technologies nous fait perdre notre identité. C’est bien le contraire, nous utilisons tout cela pour diffuser nos discours», témoigne Kaê Guajajara. Son expérience est loin d’être une exception: 54% de la population autochtone vit aujourd’hui dans des aires urbaines, selon le recensement réalisé en 2022 par l’Etat brésilien.
Lutte pour l’écologie
Son album Forest Club, sorti en 2024, approfondit encore cela. Le titre « Um indígena » («Un autochtone») reprend la chanson « Um indío » («Un Indien») écrite en 1976 par le grand Caetano Veloso. Kaê Guajajara y introduit des références à des figures autochtones majeures comme le cacique (chef de tribu) Raoni et le penseur Ailton Krenak.
Le lien à la nature y est omniprésent. «La lutte pour la terre est une lutte pour l’écologie, pour conserver la forêt debout. C’est une lutte historique des peuples autochtones», précise le chercheur André Luis Campanha Demarchi. Kaê Guajajara veut même aller plus loin: «Nous voyons peu de musiques apportant d’autres récits que celui qui nous mène à l’effondrement, à la crise climatique provoquée. Il devient nécessaire de proposer d’autres narrations dans plusieurs domaines artistiques.»
«Nous voyons peu de musiques apportant d’autres récits que celui qui nous mène à l’effondrement ». Kaê Guajajara
Un message qui prend: en 2023, le magazine Forbes Mulher la cite parmi les dix nouvelles chanteuses les plus prometteuses du Brésil. En 2025, elle donne un show remarqué lors du festival Rock in Rio, qui accueille plus de 700’000 personnes.
«J’ai observé un impact politique fort, les gens qui l’écoutent en ressortent différents, plus engagés dans les luttes autochtones. Son langage vient du cœur, il est accessible», explique André Luis Campanha Demarchi. Parmi ses influences se trouve par exemple le mouvement brésilien du tropicalisme, qui critiquait la dictature militaire de façon subtile.
La «diva pop autochtone» explore différentes stratégies pour avoir de l’influence. Elle a créé le label musical Azuhuru pour «former et favoriser l’autonomie des artistes autochtones», réalise des ateliers d’éducation antiraciste à travers l’art dans des écoles, a écrit un livre pour sensibiliser à la lutte antiraciste et participe à des défilés de mode.
La musique reste son art principal. Pour le prochain album, elle explore les rythmiques du Bumba meu boi, une fête populaire dans son Etat d’origine, le Maranhão, qui mêle des éléments autochtones, africains et européens. Un plongeon enthousiaste dans la richesse culturelle brésilienne, façonnée à bien des égards par les peuples autochtones. REPORTERRE