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Le récit des vainqueurs

Vincent Gerber commente une dépêche publiée récemment dans nos colonnes.
Commémoration

Il y a quatre-vingts ans, notre monde entrait dans l’ère atomique, à la suite du lâcher des premières bombes à uranium et plutonium sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août 1945). Un article de l’ATS repris par Le Courrier le 8 août dernier revient sur l’événement, rappelant les 140 000 et 74 000 morts provoquées par l’événement. Des chiffres forcément approximatifs, mais une chose ne l’est pas: des victimes civiles exclusivement. Un début de phrase retient mon attention: «Ces deux frappes, qui ont précipité la fin de la Seconde Guerre mondiale […]».

Une image récurrente. Je m’en souviens, adolescent, dans nos cours d’histoire: grâce aux bombes atomiques, le Japon allait capituler. Des morts avaient été causées pour en éviter d’autres. Comme une façon de faire passer un mal pour un bien, par une forme de narration particulière, forcément issue du récit des vainqueurs.
La bombe était-elle nécessaire pour vaincre le Japon et «précipiter la fin de la guerre»? Ce récit est remis en cause. Le philosophe Günther Anders dénonce dans le livre La menace nucléaire (Ed Héros Limite, 2024) qui réunit les plus importants de ses textes écrits entre 1958 et 1967 la véritable inhumanité qu’a consisté la destruction des villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Et l’auteur de rappeler que le Rapport Franck (juillet 1945) transmis aux autorités américaines appuyait déjà que le largage de la bombe sur le Japon était inutile, une démonstration sur une île déserte aurait suffi à marquer l’ascendant de l’armement militaire étasunien et «précipiter la fin de la guerre». Le Japon avait en juillet déjà entrepris des offres d’armistice, la défaite était imminente et ce n’était qu’une question de temps. La déclaration de guerre de l’Union soviétique au Japon aurait pu à elle seule suffire.

Alors pourquoi? «Et pourquoi deux bombes?» nous questionnait notre professeur d’histoire. Oui, demandons-nous pourquoi…

Ce que les Etats-Unis ont fait en août 1945 porte un nom: crime de guerre et crime contre l’humanité. Son but principal n’était pas de faire capituler l’armée japonaise et de sauver des vies américaines et soviétiques, mais de servir d’exemple. Comme un acte de vengeance et une démonstration de force: il fallait punir le Japon et bien montrer au monde l’avancée des USA en matière d’armement militaire. La loi du plus fort, encore et toujours. Voilà le véritable rôle des bombes. Et pour cela précipiter la mort de centaine de milliers d’innocent·es, évaporé·es en quelques secondes.

Quatre-vingts ans plus tard, aucune Cour pénale n’a inquiété les Etats-Unis pour ses crimes de guerre. Pensons-y. Et pensons-y encore quand nos autorités aujourd’hui se montrent très indulgentes envers les crimes de guerre commis par des «alliés». La Justice est aveugle, paraît-il, espérons qu’elle finisse par ouvrir les yeux.

Vincent Gerber, historien,
Genève