Le voyage cocasse de Guy Parmelin et Karin Keller-Sutter aux Etats-Unis pour négocier des droits de douane plus avantageux est-il un signe burlesque de la fin d’une époque? C’est ce qu’il semble, notamment à la lecture du Temps qui consacrait le 23 août une édition spéciale à la question des tarifs douaniers intitulée «Nouvel ordre commercial». L’ordre néolibéral dominé par des institutions multilatérales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) prendrait fin avec la politique de taxation de Donald Trump. C’est également l’avis de Romaric Godin qui estime qu’«une seule chose est certaine: cette fête nationale 2025 marque clairement une rupture dans l’histoire de la Confédération.» (Mediapart, 4 août 2025)
La question n’est pas sans intérêt pour le secteur agricole. Au début du XXe siècle, l’alliance de la paysannerie helvétique avec la grande industrie a été scellée autour de la politique douanière de la Suisse. Comme l’explique l’historien Cédric Humair dans un article de 1992, un «bloc bourgeois-paysan» se met en place vers 1900. Il «élabore une politique douanière consensuelle, acceptable pour les trois parties», c’est-à-dire pour la paysannerie, représentée par l’Union suisse des paysans (USP), pour la grande industrie, représentée par le Vorort, et pour l’Union suisse des arts et métiers (USAM). Ordinairement, les intérêts de la paysannerie et ceux de la grande industrie sont opposés: le secteur agricole recherche le protectionnisme tandis que l’industrie d’exportation veut favoriser le libre-échange. Au tournant du XXe siècle, le «bloc bourgeois-paysan» parvient à surmonter cette opposition traditionnelle pour imposer une politique douanière à la Confédération.
Cédric Humair décrit ainsi le contenu de cette politique douanière: «De manière plus prononcée que par le passé, les revenus de la Confédération sont tirés de taxes protégeant modérément la production nationale plutôt que de taxes fiscales sur les matières premières et les denrées coloniales comme le sucre, le café ou le thé.» La politique de taxation issue de l’alliance bourgeoise-paysanne favorise donc l’importation de matières premières et de produits issus du commerce colonial, tout en protégeant la production agricole locale.
Même si elle vacillera parfois au cours de l’histoire, notamment durant les négociations de l’Uruguay Round en 1990, l’alliance bourgeoise-paysanne scellée au début du XXe siècle se maintient jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qui explique la très importante représentation agricole aux Chambres fédérales, ainsi que l’absence d’opposition claire de l’Union suisse des paysans aux traités de libre-échange. En 2021, le député Vert et agriculteur Kilian Baumann dénonçait, en séance du Conseil national, une forme modernisée de l’alliance:
«Economiesuisse et l’Union suisse des paysans se sont mis d’accord pour que ce projet de loi soit suspendu […]. Le contenu de l’accord est apparemment que l’Union suisse des paysans ne s’opposera plus aux accords de libre-échange et que, en contrepartie, aucune nouvelle exigence environnementale ne sera imposée à l’agriculture suisse dans son pays.» (1)
Cette alliance séculaire scellée autour de politiques douanières peut-elle être mise en cause par la configuration actuelle qui semble, aux dires des commentateurs et commentatrices, radicalement nouvelle? Il est probable que non. L’alliance paysanne-bourgeoise historique se fonde certes sur un compromis sur les tarifs douaniers, mais également sur un rejet commun du socialisme. Il s’agit aussi – peut-être surtout – d’une alliance idéologique préservant la puissance politique des deux parties contre la montée du socialisme. Or, si leurs conséquences économiques sont encore incertaines, les décisions erratiques du président des Etats-Unis servent déjà de prétexte à un renforcement idéologique de la bourgeoisie autour de l’idée d’union sacrée pour la défense de l’industrie. Dans cette union sacrée, l’Union suisse des paysans tirera, comme elle l’a fait par le passé, ses marrons du feu: sans doute au détriment de normes écologiques, du statut des salarié·es agricoles et de l’accès à la terre. Vue sous cet angle, la situation actuelle semble plutôt s’inscrire dans la continuité de l’histoire helvétique.