Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Péchés mignons

Libre cours

J’ai en horreur les objets électroménagers superflus. Le plus souvent, ils prennent la poussière ou de la place au fond d’un placard. Je pense en particulier à mon mixeur à smoothie, acquis après une campagne de lobbying assidue de ma fille, mais que nous n’utilisons que rarement; ou à ma râpe à légumes munie d’une pléthore aberrante de lames – achetée lors d’un bref engouement pour la cuisine vietnamienne – que j’utilise encore moins que l’appareil à smoothie!

J’ai attendu une vie avant de délaisser ma cafetière italienne. J’aimais l’objet, sa mécanique en alu rudimentaire, le café bouillant qui en sortait et l’odeur qu’elle répandait dans mon appartement, jusque dans les couloirs de mon immeuble. Pourtant, s’il est deux achats récents que je ne regrette pas, ce sont ma machine à café et mon mousseur à lait. Mon péché mignon le plus fréquent: un café surmonté d’une double mousse de lait. L’été, je le bois glacé – le mousseur a une fonction «froid» – sur mon balcon, côté nord. Portant la mousse à ma bouche, je regarde les arbres de ma rue et ceux, moins communs, de la cour du lycée, juste au-delà. Je ressens le souffle d’air qui les traverse. Par temps orageux, je guette l’odeur de la pluie qui se mélange au goudron. J’observe le lampadaire blanc, qui se balance au-dessus des fils électriques qui traversent ma rue, et la lumière jaune qu’il diffuse. Presque un tableau. Un tableau d’Edward Hopper, me dis-je parfois, surtout par temps brumeux, ou lorsqu’il neige. Il m’arrive de me faire couler un café avec ses tonnes de mousse même si je sais qu’il me pèsera sur l’estomac ou me rendra un peu fébrile – juste parce que ce geste me permet de marquer un temps d’arrêt et de contemplation, en retrait du rythme de ma vie.

Mon autre pêché mignon est d’acheter des vêtements, des robes en particulier, dont je n’ai pas vraiment besoin. Avec le temps, j’ai appris à acheter un peu moins, ou disons, à mieux choisir mes excès.

Ces gestes, ces plaisirs, sont pour moi des points d’ancrage. Dans mon quotidien devenu toujours plus saturé d’écrans, de flux de nouvelles, de messages – Outlook, Yahoo, Teams, WhatsApp, Signal –, de posts ou de reels – Instagram, LinkedIn, Bluesky, Facebook –, la mousse d’un café ou le tombé d’une robe m’ancrent à l’existence non virtuelle. Ils me ramènent à l’instant, à la matière, au corps. Et me rappellent que je suis là, vivante, dans un espace que j’habite et que je façonne jour après jour.

L’expression «péché mignon» distord avec malice le vocabulaire moral chrétien. Elle détourne la gravité du mot «péché» en y accolant «mignon», un adjectif à la connotation tendre, légère, presque enfantine. Ce contraste crée une ironie douce: on reconnaît une transgression, mais on la rend acceptable parce qu’attendrissante.
Dans nos contrées pourtant délestées d’empreintes religieuses, cela peut paraître futile de céder à nos péchés mignons alors que le monde est à feu et à sang.

Certain·es de mes collègues parlent de dissonance cognitive. Iels profitent de plaisirs personnels tout en étant conscient·es des crises écologiques et géopolitiques, ce qui crée une tension intérieure – un sentiment que «quelque chose ne colle pas».

Je pense au contraire que cultiver nos plaisirs, y compris ceux mignonnement coupables, est une manière de répondre à l’absurde et à la brutalité de notre monde. Jouir de la vie, c’est refuser que la violence ou la laideur aient le dernier mot. C’est créer un bel univers pour soi et, ce faisant, se rendre disponibles sous notre meilleur jour pour celles et ceux qui nous entourent. Et c’est déjà la meilleure manière de changer le monde. C’est aussi en trouvant de la joie à travers de petits plaisirs, que nous aurons l’énergie pour contribuer à faire bouger les choses au-delà de nos proches.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel, à partir d’un thème proposé par la rédaction.

Chronique liée