Au cœur d’une séance de rédaction collective de référés organisée par l’«action collective vacataires» de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, nous plongeons dans le combat inégal que mènent les enseignantes et enseignants vacataires pour obtenir le respect de leur droits et un changement de statut. Doctorant·es, professionnel·les externes, retraité·es, professeur·es de lycée, les profils ont beau être variés, leur statut prend finalement les mêmes contours tordus. Ni fonctionnaire, ni agent·e contractuel·le, ni salarié·e relevant de la fonction publique, les vacataires composent, à l’échelle nationale, une masse mal définie d’au moins 170 000 intervenant·es extérieur·es rémunéré·es à la tâche.
Le recours à ces vacataires, censé·es au départ répondre occasionnellement à des besoins particuliers, s’est de fait généralisé, jusqu’à devenir au fil du temps une pratique constante. Quand bien même quand leur travail effectif ne correspond plus du tout à leur dénomination. Non comptabilisé·es, peu reconnu·es, très mal rétribué·es, ils et elles abattent un travail vital pour les universités françaises, dont 91% recourent à leurs services. Ils représentent deux-tiers du corps enseignant supérieur.
Dans les locaux de la CGT du VIe arrondissement parisien, une douzaine de vacataires de Paris 1 s’affairent avec application dans une atmosphère de camaraderie bienveillante. Affiliée à la CGT FERC Sup, qui regroupe les syndicats de personnel de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’antenne locale les encourage à faire valoir leurs droits en passant par l’action légale. Au programme du jour: rédaction collective de courriers de mise en demeure et de référés. Malgré son aura prestigieuse, l’université parisienne n’échappe pas aux pratiques répandues dans le reste du pays: paiements très tardifs, salaires, frais de transport non remboursés, «oubli» de certaines heures dispensées en cours de semestre. Avec, en prime, la sourde oreille d’une direction qui se garde bien d’accepter le dialogue avec les concerné·es.
Le constat est sans appel: partout en France, les universités ne respectent pas la Loi de programmation de la recherche (LPR), votée par l’Assemblée nationale en 2020. La mensualisation de la rémunération, fixée par le texte en vigueur depuis septembre 2022, n’est qu’un vœu pieux jamais mis en œuvre. Quand on apprend que même l’université Paris-Saclay, alors présidée par la future ministre de l’Enseignement supérieur Sylvie Retailleau (2022-2024), n’a pas jugé opportun de se conformer à la loi, imaginer l’application de cette dernière à l’échelle nationale relève de la douce utopie.
«On ne sait pas à l’avance combien d’heures de cours seront données, donc le paiement est effectué à la fin du semestre, une fois que tout est comptabilisé», explique Adèle1> Cet article utilise des prénoms d’emprunt.. «C’est le merveilleux système du contrat ‘zéro heure’: on travaille d’abord, on compte après.»
A cette pratique viennent s’ajouter plusieurs désavantages: aucun socle minimal d’heures de travail n’est assuré, et les heures de préparation et de correction ne sont pas comptabilisées. «On dit qu’une heure de vacation coûte 50 euros à l’établissement, contre en moyenne 300 euros pour un professeur titulaire», indique Jean. Le calcul est vite fait… Ajoutez à cela une absence totale de protection sociale et vous obtiendrez le triste panorama de leurs conditions de travail.
Les vacataires seraient donc voués à subir? Par le passé, les méthodes de protestation variaient, explique Nicolas: «Nous avons fait de la rétention de notes en 2016 et 2019, activé des relais politiques, réalisé des actions ponctuelles qui tendaient à s’évaporer une fois la campagne terminée.» Il poursuit: «Les vacataires étant parfois isolés ou ne dispensant que peu d’heures éparpillées dans le semestre, il était souvent difficile de les mobiliser pour faire valoir leurs droits. De plus, le manque de moyens logistiques et financiers limitait forcément notre marge de manœuvre.» Avec la CGT, il y a «un local, une structure plus visible et accessible, et un peu d’argent pour des avocats, si besoin», complète Alexia, non sans une pointe d’ironie.
Mais depuis l’entrée en vigueur de la loi, le collectif opte désormais pour un mode opératoire plus direct: la procédure judiciaire. «Notre idée est assez simple: à force d’assaillir l’université de procédures, la direction sera bien contrainte de repenser en profondeur sa structure et sa manière de nous considérer», explique Lou. Elle détaille le plan d’action en deux étapes mis en place par le collectif: «Dans un premier temps, on adresse une mise en demeure à l’attention de la direction de l’établissement. Si elle ne répond pas, on envoie un courrier référé, cette fois-ci à destination du tribunal administratif. Bien sûr, ce dossier est très strict formellement, et bien fourni: les revendications doivent être solidement appuyées.» Pour affronter des démarches «qui peuvent avoir quelque chose d’aride», la solidarité est de mise. Ainsi, Jean, est désigné par ses pairs, non sans humour, comme le «spécialiste en droit administratif».
Relayés par le monde politique, en témoigne une récente tribune publiée dans Le Monde2> www.lemonde.fr/sciences/article/2025/03/25/pour-que-soient-au-plus-vite-remuneres-les-vacataires-des-universites_6586011_1650684.html, les collectifs demandent l’abandon du statut de vacataire, qui ne correspond dans bien des cas plus à leur réalité professionnelle, et le passage à celui de contractuel. Celui-ci permet de bénéficier de certaines dispositions applicables aux agent·es de la fonction publique: congés payés, formation, indemnité de fin de contrat.
En toile de fond, une question paraît évidente. Si la loi est inapplicable avec le statut actuel, pourquoi le Ministère de l’enseignement rechigne-t-il à mener une véritable réforme qui inclurait ce changement statutaire? Cela aurait le mérite de clarifier la situation, de sortir d’une impasse juridique et de stabiliser les relations avec le corps enseignant.
La précarité, un choix politique?
D’après plusieurs projections, cette requalification coûterait environ 50 millions d’euros à l’Etat3> Quentin Rodriguez pour Academia, 22 mai 2023: «Enseignant·es vacataires du supérieur: sortir du vide juridique et du trou noir de la statistique publique», https://academia.hypotheses.org/49949, mais elle lui permettrait par ailleurs d’éviter de nombreuses lourdeurs administratives. Difficile donc d’expliquer par le seul facteur budgétaire cette unanime réticence à adopter un changement de système.
En réalité, la raison centrale est comptable: les vacataires ne sont pas comptabilisés comme des emplois publics. N’apparaissant pas dans les bilans sociaux, le Ministère de l’économie considère dès lors, pour reprendre l’étrange terminologie de Bercy, qu’ils «ne consomment pas d’emplois». Ce vide comptable artificiel permet ainsi de contourner les plafonds d’emploi public fixés par le Parlement français, tout en continuant d’absorber l’augmentation constante de la population étudiante. Grâce à ce système, 5,6 millions d’heures d’enseignement sont effectuées chaque année par des vacataires. L’équivalent de 15 000 emplois temps plein, occupés par 30 000 enseignant·es-chercheur·euses. Autrement dit, pour chaque cours dispensé par un enseignant·e-chercheur·euse en France, un double diffus, invisible et méconnu abat la même quantité de travail, en dehors de tout radar.4> Eléments tirés de l’article de Quentin Rodriguez pour Academia et de https://nosservicespublics.fr/vacataires
Derrière ce prodigieux tour de passe-passe budgétaire se cache une réalité moins rose: surcharge de travail, précarité, et finalement la tenace amertume de celles et ceux qu’on invisibilise malgré leur rôle essentiel. Tout en esquivant habilement les contraintes de création de postes, on continue de faire tourner les universités à plein régime. «En fait, ça donne vraiment l’impression que l’université se maintient en vie au détriment de notre santé et de notre dignité», résume Adèle. «Personne ne se sent vraiment respecté dans ces conditions, et forcément ça a un impact sur la qualité de l’enseignement.»
Dans ce contexte tendu, où les équipes de recherche manquent de moyens, où les infrastructures sont de plus en plus vétustes, la problématique nourrit forcément le débat sur l’avenir de l’université publique en France. Le désarroi n’a pas encore tout à fait eu raison des vacataires de Panthéon-Sorbonne, et leur énergie mobilisatrice leur permettra sans doute des victoires en chemin. Mais tant que les vacataires de France seront maintenus dans ce brouillard artificiel, leur combat restera d’actualité.
Et en Suisse?
Sous nos latitudes, la précarité des enseignants des établissements supérieurs reste un sujet qui agite l’opinion publique. Si la situation vécue en France ne trouve pas en Suisse de portée équivalente, nos universités reposent tout de même sur le travail de chargé·es de cours, postdoctorant·es ou doctorant·es pour assurer une part significative de l’enseignement. Et ce, dans des conditions contractuelles qui se révèlent bien souvent fragiles. Ainsi, en 2022, la proportion du corps intermédiaire à l’université de Genève engagé en CDD ou contrat de suppléance atteignait 48%.5> Cf. www.unige.ch/asso-ens/accorder/fr/activites/rectorat-2023 Les multiples critiques émanant d’associations d’enseignant·en réaction à ce pourcentage élevé ont poussé le rectorat à l’adoption d’un plan pour stabiliser et pérenniser l’emploi au sein de l’institution.
Le cas de l’ancien chargé de cours à l’Unige Alessandro Campanelli6> www.tdg.ch/une-decision-de-justice-avive-le-debat-sur-la-precarite-des-chercheurs-238115149288 n’est pas sans rappeler les turpitudes que traversent les vacataires français quand il s’agit d’être payé·es pour les heures effectuées. Le post-doctorant genevois dispensait en effet des heures de cours bien plus nombreuses que son contrat ne le prévoyait initialement, sans que son salaire soit ajusté en conséquence. Sa victoire en justice contre son ancien employeur laisse cependant espérer une brèche que ses homologues pourraient être tenté·es d’exploiter ailleurs en Suisse. Dans les autres établissements, les situations varient, mais un constat reste prégnant: dans l’univers hautement concurrentiel de l’enseignement supérieur, le passage par la précarité reste souvent perçu comme un sacrifice nécessaire pour espérer accéder à une place au soleil. VR
Notes