«La vérité demande beaucoup d’attention.» Glanée dans le dernier livre de Matthew Fuller et Eyal Weizman¹>Matthew Fuller & Eyal Weizman, L’art de la contre-enquête, Les Presses du Réel, 2025., cette phrase, en jetant une lumière crue sur notre rapport aux mots et à l’actualité, sonne à la fois comme un rappel et un espoir.

Alors que les forces israéliennes massacrent des personnes en quête de nourriture, que des journalistes sont régulièrement assassinés, que la population gazaouie vit au quotidien dans la peur de frappes meurtrières et de nouveaux déplacements forcés, alors que l’arme de la faim décharne les corps des enfants, mais surtout à l’heure où, à l’instar de la Suisse, la plupart des Etats maintiennent une «attitude complice [en] continuant à euphémiser la situation sur place» et à n’engager aucune sanction contre l’Etat d’Israël, la vérité doit être défendue et reconnue pour ce qu’elle est: une chose extrêmement précieuse, sans laquelle tout idéal de justice est chimérique.

Pour Eyal Weizman, architecte et activiste israélien, également professeur de cultures spatiales et visuelles à Goldsmiths (University of London), porter attention à la vérité est une exigence absolue, davantage encore à l’heure où «l’art du mensonge connaît un regain d’intérêt dans les institutions du pouvoir». Il a développé, avec les architectes, vidéastes, informaticiens, avocats et journalistes membres du collectif Forensic Architecture, fondé en 2010, une méthode de contre-enquête basée sur une idée inspirée de la médecine légale: chaque action laissant des traces, dans les corps comme dans l’environnement, l’étude attentive de celui-ci peut, trace après trace, fragment après fragment, permettre la mise en évidence de motifs récurrents (patterns) capable de remettre en cause les récits officiels, que ceux-ci soient convenus ou fallacieux, voire tout à fait forgés. Précision d’importance, ce «type de récit […] ne vaut qu’à la mesure du processus politique dans lequel il s’inscrit»: autrement dit, il nous faut vouloir connaître ce qui s’est réellement passé pour que la vérité éclate au grand jour. Le socle de ce travail d’investigation n’est autre que la défense des droits humains.

A ce jour la plus éloquente réalisation de Forensic Architecture est sans doute le rapport publié le 25 octobre 2024: «A Cartography of a Genocide: Israel’s Conduct in Gaza since October 2023». Fort de 827 pages, celui-ci identifie puis cartographie les opérations menées par Tsahal entre le 7 octobre 2023 et le 16 septembre 2024. Il est augmenté d’une plateforme interactive qui en facilite la lecture. Les six champs d’étude abordés parlent d’eux-mêmes: contrôle spatial, déplacement de population, destruction des terres agricoles et des ressources hydriques, destruction des infrastructures médicales, destruction des infrastructures civiles, ciblage de l’aide humanitaire… Alors qu’on aurait pu croire à un pur déchaînement de haine et de violence, une folie guerrière répondant à une autre folie guerrière, c’est une logique qui est identifiée, celle de soumettre la population de Gaza «à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle»; les termes sont ceux de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en son article 2, alinéa C.

Voilà pour le rappel. Quant à l’espoir, le seul fait de lire Eyal Weizman en représente un. Tentez l’expérience ou, mieux encore, écoutez-le. Comme à l’occasion de cet entretien-fleuve accordé au site Diagrammes en janvier dernier. A la façon qu’il a d’aborder les sujets les plus graves, d’en expliquer les ressorts essentiels et d’en exposer les conclusions à en tirer, on comprend qu’il figure parmi ces personnes dont l’honnêteté et la probité frappent au premier regard. Une de celles dont «le cœur n’est pas un muscle de caoutchouc durci», pour reprendre cette fois l’expression d’Elie Reclus.

Il y a près de deux siècles, cet anarchiste féru de justice se faisait fort de reconnaître au premier coup d’œil pareille façon de ne jamais composer avec ses convictions, de ne point courber le dos devant l’iniquité, ni louvoyer ou manœuvrer entre le juste et l’injuste. Faisons de même et ne laissons pas la vérité sans attention.