«Il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle», écrit le théologien Martin Luther à propos de l’insurrection paysanne, connue sous le nom de Guerre des paysans, qui a secoué le Saint-Empire romain germanique de 1524 à 1526. Celle-ci n’arrange pas les affaires du réformateur qui cherche alors à s’allier aux puissances féodales, car les quelque 300 000 insurgé·es portent précisément des revendications politiques radicalement opposées au féodalisme. Ils et elles réclament la liberté (Freiheit) – c’est-à-dire la suppression de la domination des seigneurs – et le droit divin (Göttliches Recht) – soit un ordre juridique fondé sur l’Evangile et les coutumes communautaires.
L’insurrection se déroule dans un espace qui s’étend entre Berne à l’ouest, l’actuel Haut-Adige au sud et Leipzig au nord-est. Elle est précédée, de 1493 à 1517, par une longue période d’agitation. La guerre proprement dite éclate en juin 1524 près de Schaffhouse. Dès avril 1525, des troupes levées par les féodaux cherchent à mater la révolte. Ce sera chose faite à l’été 1526. On estime que la répression fait 100 000 mort·es, les survivant·es sont banni·es à vie de l’Empire.
Cinq siècles après ces événements, la mémoire de la Guerre des paysans se cristallise autour de la figure de Thomas Müntzer (ca. 1489-1525). Müntzer apparaît comme l’anti-Luther: théologien tout comme lui, Müntzer prendra cependant le parti des paysan·nes, attisant les braises de la révolte. Mi-mai 1525 a lieu la Bataille de Frankenhausen: une troupe de 7000 personnes dirigées par le théologien, pratiquement désarmées et sans expérience militaire, affronte deux armées de mercenaires équipées de canons. C’est un massacre: 5000 paysan·nes sont tué·es et Müntzer est capturé, torturé et décapité le 27 mai 1525.
En 1850, Friedrich Engels publie La Guerre des paysans allemands. Dans un style assez éloigné du matérialisme historique, Engels y figure Müntzer en leader d’avant-garde. «L’énergie et la fermeté révolutionnaire de Müntzer, écrit-il, se retrouvent dans la fraction la plus avancée des plébéiens et des paysans. […] Il forma, avec l’élite des éléments révolutionnaires, un parti [sic!] qui, dans la mesure où il était à la taille de ses idées et possédait son énergie, ne représenta jamais qu’une petite minorité dans la masse des insurgés.»
C’est le schéma mémoriel qui assurera à Müntzer une présence au panthéon du communisme allemand. Il orne ainsi le billet de 5 marks de RDA. Werner Tübke, peintre officiel du régime est-allemand, produit un gigantesque panorama (14 mètres par 123!) commémorant la Bataille de Frankenhausen. Dans un registre local et plus modeste, Maurice Pianzola, conservateur du Musée d’art et d’histoire de Genève et sympathisant communiste, consacre une biographie à Müntzer au début des années 1950. Réédité chez Héros Limite en 2015, l’ouvrage est une bonne introduction au sujet, même s’il reprend largement le schéma de Engels, faisant de Müntzer une sorte de double précoce de Lénine.
Dans un article de la revue History workshop (27 mai 2025), l’historien britannique Andy Drummond relève que la ferveur mémorielle autour de Müntzer semble avoir désormais changé de camp. En 2020, pendant la préparation des commémorations de 2025, Hans-Thomas Tillschneider, membre du parti d’extrême-droite Alternativ für Deutschland (AfD), aurait déclaré que «Müntzer voterait pour l’AfD». Cette appropriation n’est pas étonnante. La cristallisation mémorielle autour de la figure de Müntzer est bien faite pour plaire à celles et ceux qui n’envisagent d’émancipation sociale qu’encadrées par des chef·fes.
L’opposition à la privatisation des forêts et de la chasse par les seigneurs féodaux, les revendications de gestion communautaire des ressources naturelles, qui sont au cœur de la révolte, sont pourtant formulées sans leader d’avant-garde et, relève l’historien italien Carlo Ginzburg, dès avant la Réforme protestante. Alors, ce qui mérite d’être commémoré dans cette insurrection, plutôt que la figure de Müntzer, c’est le courage de 300 000 individus qui entendent réaliser une société libérée des dominations. Ce courage resurgit aujourd’hui, loin de la pompe mémorielle, chez les paysan·nes palestinien·nes en lutte contre le colonialisme israélien, chez les paysan·nes soudanais·es victimes de l’accaparement des terres par les monarchies du Golfe. Elles et ils ne «tirent pas leur poésie du passé», selon le mot de Marx, mais fabriquent l’avenir, dans la douleur et dans le sang.