Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Moins de rendement, plus de valeur?

Swissaid met en avant ici une étude suisse de renom qui montre que l’agriculture biologique est bien plus productive et rentable pour les paysan·nes que l’on croit. Un rapport qui confirme les expériences réalisées sur le terrain par l’ONG, notamment en Tanzanie.
L’agriculture conventionnelle subit la volatilité des prix des engrais et des pesticides, marchés contrôlés par une poignée de multinationales, tout en étant soumise à la pression sur les prix de vente de la grande distribution. KEYSTONE
Agriculture

Depuis des décennies, le débat sur l’avenir de l’agriculture oppose deux visions: d’un côté, un modèle conventionnel axé sur la maximisation des rendements grâce à la chimie et à la technologie; de l’autre, les approches biologiques et agroécologiques, souvent perçues comme plus vertueuses mais moins productives. Une étude suisse de renom, menée sur plus de quarante ans, apporte des données précieuses qui permettent de dépasser cette opposition binaire. Les résultats de l’essai DOK, récemment relayés par les médias, suggèrent que la véritable mesure de la performance agricole ne se trouve pas seulement dans les tonnes récoltées, mais dans la manière dont la valeur – économique, écologique et sociale – est créée et distribuée. En examinant ces données de plus près, cette étude met à la lumière les vrais enjeux qui entourent différents modèles agricoles.

Le principal argument contre l’agriculture biologique a toujours été son rendement inférieur. L’essai DOK ne le nie pas, chiffrant l’écart moyen à 15% par rapport au conventionnel. Pour les détracteurs du bio, la sentence est vite tombée: pour nourrir le monde, il faut produire plus, et seul le modèle conventionnel en est capable.

Cependant, ce chiffre seul est trompeur et une telle interprétation hâtive. D’une part, l’écart s’est progressivement réduit, passant de 20% à 15% en quarante ans, signe d’une optimisation continue des pratiques et d’un potentiel d’amélioration encore existant. D’autre part, il varie fortement selon les cultures: si la pomme de terre, gourmande en nutriments, accuse un retard de 32%, le soja (légumineuse naturellement fixatrice d’azote et adaptée aux rotations diversifiées), fait jeu égal. Le choix des cultures et leur exploitation dans des systèmes bio et agroécologiques constituent ainsi des leviers déterminants pour réduire, voire éliminer, l’écart de productivité.

Le rendement n’est qu’une partie de l’équation économique d’une exploitation

Mais le point le plus crucial se situe ailleurs. Le rendement n’est qu’une partie de l’équation économique d’une exploitation. Le modèle conventionnel repose sur une forte consommation d’intrants achetés à l’extérieur: l’étude DOK montre que les systèmes biologiques utilisent 92% de pesticides et 76% d’azote minéral en moins.

Cette quasi-indépendance n’est pas qu’un atout pour l’environnement; c’est un levier de pouvoir économique fondamental. Dans le système conventionnel, les paysannes et paysans sont souvent le maillon faible d’une chaîne de valeur qui les dépasse. Elles et ils subissent la volatilité des prix des engrais et des pesticides, marchés contrôlés par une poignée de multinationales, tout en étant soumis·es à la pression sur les prix de vente de la grande distribution. Une grande partie de la valeur qu’elles et ils créent est ainsi captée en amont par leurs fournisseurs et en aval par les transformateurs et les distributeurs. Même l’agriculture biologique certifiée, lorsqu’elle emprunte les circuits de la grande distribution, n’échappe pas totalement à cette logique de captation de valeur par les intermédiaires.

L’agroécologie tient compte de cet aspect et va au-delà des pratiques agronomiques qu’elle partage avec le bio. Elle vise une restructuration complète des systèmes alimentaires pour garantir résilience, équité et durabilité. En privilégiant les circuits courts, la vente directe et la transformation à la ferme, elle permet aux productrices et producteurs de réduire le nombre d’intermédiaires et les coûts inhérents.

En se libérant de cette dépendance, les paysannes et paysans pratiquant l’agriculture biologique et encore mieux, l’agroécologie, réduisent drastiquement leurs coûts de production et sécurisent leurs marges. Elles et ils reprennent ainsi le contrôle sur le modèle économique.

L’écart de rendement de 15% doit donc être mis en perspective. La question n’est plus seulement «combien produit-on ?» mais «qui profite de ce qui est produit?» De ce point de vue, les modèles d’agriculture durable apparaissent moins comme des systèmes moins productifs que comme des systèmes de redistribution de la valeur plus équitables.

Les sols gérés de manière durable sont en meilleure santé, plus riches en biodiversité et stockent davantage de carbone

Comparer les systèmes sur le seul critère du rendement, c’est ignorer une part considérable de leurs atouts, en particulier leurs bienfaits sur la nature. L’étude DOK démontre que les systèmes biologiques et agroécologiques ne se contentent pas de produire de la nourriture; ils régénèrent les ressources dont ils dépendent. C’est là que se niche leur véritable avantage compétitif à long terme, un avantage qui se traduit en résilience économique.

Les sols gérés de manière durable sont en meilleure santé, plus riches en biodiversité et stockent davantage de carbone. Ce n’est pas une simple considération écologique. Le sol vivant, riche en matière organique, retient mieux l’eau et s’avère donc un rempart contre les sécheresses de plus en plus fréquentes que connaît la Suisse et, dans une plus forte mesure, l’hémisphère sud. Les cultures résistent mieux aux maladies, ce qui réduit les risques de pertes de récolte. De plus, l’étude révèle une donnée climatique capitale: les parcelles bio ont un impact climatique inférieur de 56%, principalement grâce à des émissions de protoxyde d’azote (un puissant gaz à effet de serre) bien plus faibles.

Cette résilience est un critère économique qui n’apparaît malheureusement pas dans les comptabilités traditionnelles. Si l’on ajoute à cela que les chaînes de valeur longues et contrôlées par l’agro-industrie sont responsables d’une part importante du gaspillage alimentaire mondial (estimé à environ un tiers de la production alimentaire), le différentiel de rendement de 15% devient encore plus relatif. Les approches agroécologiques réduisent ces pertes et assurent qu’une plus grande part de ce qui est produit arrive bien dans l’assiette des consommatrices et des consommateurs. L’efficacité se mesure alors à l’échelle du système alimentaire tout entier, et non plus seulement à la sortie du champ.

Faut-il alors voir l’agriculture biologique et l’agroécologie comme des compromis, acceptant une productivité moindre pour des bénéfices écologiques? Les données de l’essai DOK suggèrent une autre lecture, plus large: il s’agit notamment d’un arbitrage économiquement rationnel et optimal sur le long terme. Dans un monde confronté au changement climatique, à l’érosion de la biodiversité et à la volatilité des marchés, la résilience et l’autonomie ne sont plus des options, mais des impératifs. Particulièrement dans des pays du Sud en situation de plus grande vulnérabilité où chaque perturbation des chaînes d’approvisionnement aggrave l’insécurité alimentaire des populations.

Produire 85% des rendements du conventionnel tout en se passant de la quasi-totalité des intrants de synthèse, en améliorant la santé des sols, en stockant du carbone et en restaurant la biodiversité est une performance d’une efficacité systémique remarquable. Le bio et l’agroécologie se positionnent ainsi comme des choix stratégiques pour une durabilité pas seulement environnementale, mais aussi économique. Loin d’être un simple calcul théorique, cet arbitrage en faveur de l’agroécologie se vérifie concrètement sur le terrain, comme le démontrent aussi des expériences sous d’autres latitudes. Une étude menée par ­SWISSAID et ses partenaires en Tanzanie confirme de manière saisissante des mécanismes économiques identifiés par DOK. Après cinq ans de transition, les paysannes et paysans participant au projet ­CROPS4HD (Consumption of Resilient Orphan Crops & Products for Healthier Diets) ont massivement réduit leurs dépenses en intrants externes. L’analyse économique révèle que les exploitations conventionnelles du groupe témoin présentent les coûts de production par hectare les plus élevés, précisément à cause de leur dépendance aux engrais et pesticides chimiques – confirmant ainsi le piège économique de la captation de valeur par l’agro-industrie.

Les approches biologiques redistribuent la valeur vers le monde paysan, plutôt qu’au profit d’actionnaires

A l’inverse, les fermes avancées dans la transition agroécologique combinent baisse des coûts et hausse des revenus nets, validant que l’écart de rendement de 15% est largement compensé par la valeur qui reste entre les mains des productrices et producteurs. Cette réappropriation économique s’accompagne d’une diversification stratégique: le projet valorise les espèces «négligées» et sous-utilisées comme l’amarante, le mil, le fonio ou le pois Bambara, créant de nouvelles chaînes de valeur contrôlées localement.

Les approches biologiques, et davantage celles agroécologiques, proposent un modèle qui redistribue la valeur vers le monde paysan, plutôt qu’au profit d’actionnaires. En maintenant une capacité productive plus que suffisante pour nourrir les populations, tout en construisant un capital naturel, elles sont plus résilientes aux chocs futurs. L’essai DOK, par la force de ses données accumulées sur quatre décennies, ne dit pas autre chose: le modèle agricole le plus performant n’est pas forcément celui qui produit le plus, mais celui qui profite aux paysannes et paysans ainsi qu’aux consommatrices et consommateurs, plutôt que de voir sa valeur captée par l’agro-industrie.

Francesco Maria Ajena est responsable du dossier agroécologie chez Swissaid.