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Pierre Bancel, explorateur des langues

actualités permanentes

La colonisation, qui exploite les ressources humaines et naturelles de territoires conquis par la force aux dépens de peuples prétendus inférieurs, s’est justifiée par des théories «scientifiques» culminant aux XIXe et XXe siècles. En premier, l’anthropologie, physique et culturelle, glorifiait la «civilisation» et reléguait les colonisés dans une animalité opposée à l’humanité (sic !) des colons. Le langage humain nous différencie du reste du monde animal et la linguistique a été mobilisée pour disqualifier les langues des colonisés, qualifiées à contresens de dialectes (un dialecte est une variante d’une vraie langue, pas une catégorie inférieure). L’écrit, pratiqué alors par une minorité de peuples, fût utilisé comme mode de ségrégation au profit de l’indo-européen. Mais ce n’était pas un bon critère puisque des colonisés avaient une écriture, comme les Arabes, les Chinois ou ces Indiens bronzés qu’il avait fallu admettre dans ce groupe! Les linguistes européens – français en particulier – décidèrent alors de centrer leurs travaux sur l’indoeuropéen et de le clamer indépendant des autres langues du monde. Pire, ils refusèrent toute recherche sur les origines du langage et celles des familles de langues! Un sujet qui avait pourtant obsédé des penseurs des siècles précédents. Et qui est d’autant plus d’actualité de nos jours que la recherche a établi la nature et l’origine animales des humains et la parenté de toutes les populations actuelles, issues d’un seul petit groupe africain du paléolithique. Pourtant, des linguistes russes et américains ont trouvé des parentés entre des superfamilles de langues, dont certaines – oh blasphème! – rattachaient l’indoeuropéen à des langues métèques, asiatiques ou africaines! Élève de Joseph Greenberg qui a regroupé les langues amérindiennes en trois familles et les langues africaines en quatre, Merritt Ruhlen a franchi le pas en proposant une origine commune des douze superfamilles de langues mondiales à partir d’une dernière langue mère ancestrale commune, assez récente. Ses travaux, comme ceux de Greenberg, ont fait l’objet de fatwas des autorités linguistiques. Pierre Bancel et moi avons été rejetés par la censure linguistique de onze éditeurs francophones avant d’en trouver un qui accepte de publier la traduction que Pierre avait réalisée du livre de Merritt Ruhlen sur l’origine des langues1> Ruhlen, Merritt L’origine des langues. Sur les traces de la langue mère, Ed. Belin, Paris, traduction de Pierre Bancel 1997/2007.

Après les disparitions de Joseph Greenberg, puis de Merritt Ruhlen, Pierre Bancel a poursuivi leur travail en s’intéressant, bien au-delà de la dernière langue ancestrale commune, au problème encore plus difficile de l’origine du langage de type humain, à partir des systèmes de communication d’ancêtres grands singes africains. Pour ce faire, il a dû sortir des frontières bien gardées de la linguistique officielle et explorer, non seulement la diversité des langues actuelles et connues, mais aussi la primatologie, la phonétique et l’anatomie liée, le développement du langage chez l’enfant et bien d’autres approches fournissant des indications ou des pistes pertinentes. Dans un ouvrage très riche2> Bancel, Pierre Pris aux mots, de l’origine du langage à l’origine des mots, Exils éditeur, Paris 2024, Pierre Bancel a mis en ordre les connaissances sur la diversité linguistique actuelle des humains et aussi sur l’acquisition, longtemps avant, par des primates ancestraux, de la faculté de parler avec un langage de type humain. Un langage qui articule des sons pour faire des mots, des mots pour faire des phrases selon une syntaxe, et surtout qui relie les sens associés à tous ces signes. Pierre Bancel, qui vient de nous quitter, a eu la joie d’apprendre qu’un éditeur américain publiait son livre, qui peine à trouver sa place chez les linguistes coloniaux francophones. Il reste à lui trouver des successeurs linguistes compétents (et courageux !) pour poursuivre l’œuvre pionnière que Greenberg et Ruhlen lui ont permis de réaliser.

Notes[+]

Dédé-la-science, chroniqueur énervant.

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